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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/166

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raison simple roi de Navarre, il ne faisait que trop bon marché de la dignité de son rang ; les délicats comme M. et Mme de Rambouillet, non moins puristes en fait de sens moral qu’en matière de langage, étaient à bon droit choqués de je ne sais quoi de peu relevé dans ses allures, et, ce qui est plus grave, dans ses sentimens même. De la fierté du sang de France, il n’a eu cure en ce qui le concerne. Non-seulement il a épousé la banquière florentine, comme le lui reprochait Henriette de Balzac, mais il a songé à l’épouser elle-même, l’impudente fille de Marie Touchet, et sans la mort de Gabrielle, qui ne sait que cette descriée bagasse, pour parler comme la pudeur alarmée de Marguerite de Valois[1], allait s’asseoir sur le trône des lis ? On peut alléguer encore, par l’exemple précisément de cette même sœur, par le mariage qu’il lui a interdit avec Soissons, par celui qu’il lui a fait contracter avec le duc de Bar, que l’affection fraternelle tenait moins de place que les calculs de la politique dans son âme, égoïste comme celle de tous les ambitieux. N’avait-il pas pour sa justification le précédent d’Henri III mariant une sœur de la reine à Joyeuse, simple gentilhomme, et accordant l’autre avec ce même d’Épernon ? Telle était en effet la prodigieuse situation de cet enfant gâté de la fortune, qu’à défaut de Catherine de Bourbon il lui était loisible à ce moment même d’épouser Christine de Lorraine et de devenir ainsi le beau-frère du roi très chrétien ; chose plus prodigieuse encore, il ne se souciait qu’à demi de cet honneur. Deux raisons me paraissent surtout mettre à néant le récit de Sully. Quelle que soit son infatuation, un esprit avisé et plein de tact tel que d’Épernon n’expose guère sa vanité à subir un échec ; en tout cas, il ne l’eût pas pardonné. Au lieu d’avoir en lui un allié fidèle dans toute la période qui s’étend de 1584 à la mort d’Henri III, Navarre, s’il eût mortifié son orgueil, je ne dis pas même par un refus, mais par de seules hésitations, se serait fait un implacable ennemi. Le mariage n’ayant pas eu lieu, on peut en conclure sûrement que la proposition n’est pas venue du côté de d’Épernon. Il eût été conclu, ou la rancune du prétendant éconduit se serait promptement révélée par d’éclatantes marques. Quant à la princesse elle-même, cette vive et spirituelle Catherine, qui n’avait pas encore donné son cœur à Soissons et que le célibat ennuyait fort, il ne semble pas, huguenoterie à part, qu’elle eût trop répugné à la mésalliance. On put constater, dans les entrevues de Pau, que l’esprit et la personne de d’Épernon étaient loin de lui déplaire. Cette impression fut même durable. Dans les quelques années qu’elle passa plus tard au Louvre, alors qu’elle avait dû renoncer « à son comte, » et avant la conclusion du triste mariage qui la fit duchesse

  1. Lettre de Marguerite à Sully du 29 juillet 1598.