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basse sur des trésors ; la ligue se trouva empêchée devant le maître de l’Angoumois, le roi d’Austrasie. Mais résister au choc, ne pas sombrer dans la tempête qui pour les yeux clairvoyans s’annonçait dès 1580 comme inévitable, ne suffisait pas à l’ambitieux ; il visait plus haut, il voulait dominer ses contemporains, leur imposer à tous son joug. Favori, il consentait à s’incliner devant ce roi qui n’était en réalité que son esclave, mais, le jour où il n’aurait plus en lui ou en son successeur qu’un maître jaloux, il prétendait bien être en état de lui tenir tête et de garder en propre une part de la souveraineté. Tel est le plan qu’il osa se tracer et que sa merveilleuse sagacité lui fournit les moyens d’exécuter de point en point. Il fit ériger à son profit en grande charge de la couronne l’office de colonel-général de l’infanterie, avec une extension de pouvoir telle qu’il devint en fait le maître de l’armée, disposant de tous les grades, sauf dans la cavalerie. Ce fut là un trait de génie. Aucune dignité militaire, pas même celle de connétable, à plus forte raison de maréchal de France, ne pouvait lui valoir un semblable crédit, indépendamment des satisfactions d’orgueil dont il était plus que personne entêté ; grâce à sa qualité de colonel, « il estoit mieux ordinairement accompagné que le roy, » dit Brantôme. On sait avec quelle opiniâtre énergie il a défendu contre Henri IV et Louis XIII les privilèges exorbitans de cette charge, véritable démembrement de l’autorité royale, et qui a été par cela même le principal instrument de sa grandeur. Il faut lui rendre cette justice qu’il en a su faire autre chose que le levier de son ambition : l’application, la vigilance, l’exactitude, étaient au premier rang de ses qualités, il les exigeait impérieusement d’autrui ; il brillait par un discernement exquis dans ses choix, il avait même des instincts supérieurs d’ordre et d’organisation qui se donnèrent utilement carrière. D’ailleurs rien entre ses mains ne fut une sinécure, et si la « desbordée » faveur dont il jouit pendant dix ans accumula sur sa tête les dignités et les fonctions, il en remplit les devoirs, faisant face à tout avec la vigueur et la souplesse d’une organisation privilégiée. « Il estoit et lieutenant-général, et gouverneur, et couronnel, exerçant tous les estats ensemble et s’en acquittant très dignement et vaillamment, car on ne luy sçauroit reprocher qu’il ne fust très brave et vaillant, et avec cela fort accomply et universel en tout, tant pour la cour, pour la guerre, pour affaires d’estat, pour finances, pour discours, pour gentillesses, pour les dames et l’amour, pour plaisir, que pour tout[1]. »

Restons-en sur cet aveu d’un témoin oculaire, juge compétent somme toute, et qui a par surcroît le mérite spécial d’être pour

  1. Brantôme, t. IV, p. 458.