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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/191

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d’Épernon un adversaire à bien des titres. Guisard dans l’âme, créature de Catherine, personnellement brouillé avec Henri III, Brantome, car c’est de lui qu’il s’agit, était en outre ami intime de Strozzi, le précédent colonel dépossédé par d’Épernon, et pour qui le mot de démission fut si « aigre à cracher[1]. » Ce jugement résume fidèlement l’aspect extérieur en quelque sorte du personnage, mais il ne touche pas à ce qui constitue à nos yeux sa réelle supériorité, la trempe morale, qui achève d’en faire un homme d’élite, fort au-dessus de sa réputation et bien près d’être un grand homme.

Au total, d’Épernon n’a droit ni à l’estime, ni à la sympathie ; on lui accorderait plus aisément une part d’admiration. Synonyme de l’orgueil et de l’ambition, en d’autres termes de l’égoïsme, quoi qu’en dise Voltaire, son nom ne saurait trouver grâce devant la conscience, quelles qu’aient été la noblesse de ses dernières années et l’iniquité des persécutions qui en ont fait une victime ; mais il convient sûrement de protester contre les calomnies, l’inattention ou les dédains de l’histoire envers un homme si puissant par la volonté, si original de tempérament, si acéré d’esprit, doué de la plus rare des grandeurs, celle du caractère, et qui n’avait qu’à donner un but plus désintéressé à ses facultés du premier ordre pour s’imposer à la postérité comme il s’est imposé à ses contemporains. Là est le point. Qui aspire à vivre dans le souvenir des hommes, — et telle était bien, j’imagine, l’ambition dernière de cet orgueilleux affamé d’honneurs de toute espèce, — doit servir une cause qui les touche. Vœ soli ! dit l’Écriture. La postérité, c’est son droit, le répète de quiconque n’a travaillé que pour soi dans son passage sur la terre. S’isoler superbement de ses semblables, n’édifier que sa propre fortune, calcul insensé autant qu’immoral ! On peut à ce prix, — d’Épernon en est la preuve, — faire une grande figure sa vie durant ; on peut, si l’on sait comme lui se rendre redoutable, faire plier le genou à toute sa génération ; mais après ? mais au bout de ces triomphes de l’orgueil ou de l’intérêt, qu’advient-il à l’heure où le redouté personnage cesse d’inspirer la crainte ? La mort l’a saisi tout entier, lui et son œuvre éphémère. Rien ne perpétue sa mémoire ; la justice commence pour lui par l’oubli de son nom ; la postérité ignore ou dédaigne celui qui n’a rien fait pour elle. C’est la moralité d’une vie comme celle dont nous venons d’esquisser quelques traits.


GEORGE DE MONBRISON.

  1. Brantôme, t. IV, p. 447.