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certains vieux-croyans en excommunient encore la langue théologique et savante. A la fin du XVIIIe siècle, un de leurs écrivains s’indignait contre les prêtres orthodoxes de la Petite-Russie, dont beaucoup, disait-il, « étudient la trois fois maudite langue latine. » Il leur reprochait de ne point regarder comme un péché mortel d’appeler Dieu Deus et Dieu le père pater[1], comme si la divinité ne put avoir d’autre nom que le slave Bog, ou comme si le changement de mot changeait le dieu. La résistance faite par les starovères à la correction du nom de Jésus est dans le même esprit. Conservant la forme populaire corrompue de Issous, ils repoussèrent comme diabolique la forme lissons, directement dérivée du grec, A de tels traits, on sent un peuple isolé par la géographie et l’histoire, et comme enfermé dans sa propre immensité, une sorte de Chine chrétienne, ne connaissant et ne voulant connaître qu’elle-même.

C’était contre l’étranger, contre l’influence occidentale, que se soulevait le peuple russe en se révoltant contre Nikone. Quand ils accusaient le patriarche de pencher vers le latinisme ou le luthéranisme, les vieux-croyans formulaient mal leur reproche. Ce n’étaient pas les théologies de l’Occident, c’étaient son esprit et sa civilisation qu’empruntaient, à leur insu peut-être, le patriarche Nikone et le tsar Alexis. L’origine du raskol concorde avec l’inauguration de l’influence étrangère en Russie. Ce n’est point là un fait accidentel. C’est que le schisme fut le contre-coup des réformes européennes des Romanof. L’œuvre de Nikone, parfois attribuée à la vanité du patriarche, à son désir de paraître lettré, était un premier signe de la révolution qui se préparait, un symptôme du rapprochement avec l’Occident, où vers la même époque, en Angleterre par exemple, des réformes analogues donnaient lieu à de semblables querelles. En appelant la critique et l’érudition à contrôler les pratiques de la piété, l’ancien ermite de la Mer-Blanche cédait au courant qui sous le successeur d’Alexis, le frère aîné de Pierre le Grand, allait faire établir à Moscou une académie, une sorte d’université ecclésiastique sur le modèle de celle de Kief. Le vent d’ouest qui se levait sur les plaines russes soufflait sur l’église aussi bien que sur l’état. C’est dans le domaine religieux que se fit d’abord sentir l’imitation européenne, c’est dans la religion qu’elle rencontra le plus redoutable obstacle. Au point de vue de l’histoire, le raskol est la résistance du peuple aux innovations importées de l’Occident. Ce caractère de résistance populaire et nationale, Pierre le Grand le mit dans tout son jour ; d’une révolte ecclésiastique et religieuse, le réformateur fit une révolte sociale et civile.

  1. Sinaksar o podvigabh stradaltsef Pokrovskago monastiria soverchivchikhsa v 1791 godou. Sbornik pravit. svéd, o rask., t. II, p. 225.