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son souvenir une hymne à la Vierge que sa mère lui avait enseignée : il l’entonne aussitôt, ce qui force le diable à le lâcher. Depuis, Twardowsky est resté suspendu entre ciel et terre, sans rien savoir des choses d’ici-bas que par une araignée qui, s’étant attachée au pan de son habit, descend parfois chercher des nouvelles.

Ce dénoûment burlesque ne permet aucune comparaison avec la tradition allemande d’une poésie autrement élevée. Il va sans dire que, dans la vie de Twardowsky, la femme joue le premier rôle, non pas une humble Gretchen, mais une vraie Polonaise séduisante, spirituelle et impérieuse. Mme Twardowska commande à son mari comme lui-même à l’enfer, et l’on peut se demander lequel des deux diables auxquels il s’est donné est le pire, du diable à cornes et à griffes ou du diable souriant et gracieux en kazawaïka de zibeline. Une seconde version conduit Twardowsky à la Ville de Rome, non pas seul, mais accompagné de sa femme et de ses amis, auxquels il veut donner une fête divertissante. Arrive le diable à l’improviste, avec de beaux saluts. Tandis que, pour gagner du temps, le Faust polonais lit le pacte qu’il lui présente, sa femme regarde par-dessus son épaule, puis éclate de rire et dit au diable : — Tu oublies, ami, que tu as encore trois travaux à faire avant d’enlever Twardowsky, et que le pacte sera déchiré, si tu échoues dans l’un des trois. Consens-tu à ce que je te les impose ?

Le diable galamment se déclare prêt.

— Eh bien ! vois ce cheval peint sur le mur de l’auberge ? Je veux le monter à l’instant ; tiens-le et fais-moi, pour le gouverner, une cravache de sable. Ne manque pas non plus de me bâtir une écurie de noisettes, avec des combles en piquans d’épine-vinette et un toit couvert de graines de pavot dont chacune sera retenue par trois clous d’un pouce de large et de trois pouces de haut. M’as-tu comprise ? — Le diable s’incline : déjà le cheval piaffe devant l’auberge tout sellé, déjà le diable s’occupe à tordre l’étrange cravache. Mme Twardowska s’amuse à caracoler ; cependant l’écurie se dresse d’après ses ordres, elle l’examine et se déclare satisfaite. — Maintenant, cher ami, dit-elle en faisant apporter une grande cuve d’eau bénite, prends un bain pour rafraîchir tes membres fatigués, — Le diable tousse, une sueur d’angoisse lui vient au front, mais il faut obéir. Il plonge résolument dans la cuve pour en sortir vite en se secouant de son mieux. — Le troisième travail sera doux, dit la dame avec son plus ensorcelant sourire. La première année que mon mari passera en enfer, tu la passeras auprès de moi, à me jurer amour, fidélité, respect et obéissance sans bornes. Veux-tu ? — Le diable fait un bond vers la porte, mais, plus agile que lui, elle tourne la clé, qu’elle met dans sa poche. L’épouvante du malheureux Satan est telle, qu’elle le fait passer par le trou de la serrure, qui depuis reste toute noire.


SACHER-MASOCH.