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fois qu’on a repoussé une certaine autorité, il se montre une forte tendance à s’affranchir de toute puissance, de tous les liens sociaux et moraux. Ainsi les hussites en rébellion contre Rome aboutissent vite aux taborites en rébellion contre la société, ainsi Luther mène aux anabaptistes. Le même phénomène s’est répété en Russie comme en Angleterre et en Écosse. Une fois entraîné par l’esprit de révolte, le schisme a été malgré lui poussé vers la liberté, et certaines de ses sectes sont arrivées, en théorie comme en fait, à la licence la plus effrénée. Il y a là un de ces contrastes si fréquens en Russie, une apparente contradiction qui fait que, dans sa patrie, le raskol a été jugé de tant de manières différentes, et que les plus opposées de ces vues ont une part de vérité. Ce mouvement réactionnaire dans son point de départ a pu être ainsi regardé comme une revendication de la liberté individuelle et de la vie nationale vis-à-vis du gouvernement et de l’autocratie. Il l’a été à sa manière, à la façon des réfractaires et des contrebandiers, pour ne point dire des brigands, à la façon des défenseurs des abus et des préjugés. Ce qu’ils revendiquaient, c’était bien la liberté telle que l’homme du peuple l’entendait, liberté de ses mœurs et de ses allures, liberté de ses superstitions et de son ignorance, sans que cela eût rien de commun avec la liberté politique. S’il repousse tout ce qui vient de l’étranger, le vieux-croyant peut être réformiste en ce qui lui semble conforme à la tradition nationale, conforme aux intérêts du peuple, du paysan et de l’artisan. Comme tout mouvement populaire, le raskol est en effet essentiellement démocratique, dans quelques-unes de ses sectes il est même socialiste et communiste.

Deux choses surtout ont contribué à donner au raskol un caractère démocratique, en un sens même libéral : le servage des paysans et le despotisme bureaucratique. L’explosion du raskol suivit d’un demi-siècle environ l’établissement du servage : ce ne fut pas là une simple coïncidence. Le schisme dut beaucoup de sa popularité, beaucoup de sa vitalité à l’asservissement de la masse de la nation. L’esclave se complut à garder une foi différente de celle de ses maîtres, et partout l’esclavage est un sol propice aux sectes. Pour ce peuple de serfs, le raskol fut à son insu une revendication de la liberté de l’âme, de la dignité de l’homme contre le seigneur, contre l’état, contre l’église. C’était cette dignité, c’était cette liberté que le vieux-croyant défendait dans son signe de croix et dans sa barbe. A tous les opprimés, le raskol offrit un refuge moral, parfois même un refuge matériel ; ce fut un asile ouvert à tous les adversaires, du seigneur et de la loi, un abri pour le serf fugitif comme pour le soldat déserteur, pour les débiteurs publics comme pour les proscrits de toute sorte. Certaines sectes, les errans par exemple, sont spécialement constituées pour de telles