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et ajoutait la Belgique à son territoire. Cette révélation fut désastreuse pour la France, elle fit en quelque sorte le vide autour de nous. Van de Weyer n’en fut point surpris : il savait que plus d’un complot avait été ourdi dans l’ombre contre un peuple ami à qui l’on prodiguait officiellement les assurances pacifiques. Il fut trop vengé quand il vit revenir en Angleterre cet empereur, qu’il avait connu jeune, tourmenté de l’ambition d’un grand rôle, qu’il avait revu au comble de la puissance, arbitre du sort des nations, et qui venait de perdre en quelques jours son armée, son épée, sa couronne. La France n’avait pas signé le traité qui immolait la Belgique ; si son humeur guerrière avait pu inquiéter plus d’une fois van de Weyer depuis vingt ans, ces angoisses secrètes furent oubliées devant des infortunes sans nom, car, en dépit de lui-même, il y avait toujours au fond de son cœur une fibre française. Il connaissait notre littérature mieux que nous ne la connaissons nous-mêmes ; il s’était approprié toutes les grâces, toute la force de notre langue ; les écrits malheureusement trop peu nombreux qu’il a laissés font penser tantôt à Saint-Évremond, tantôt à Paul-Louis Courier, quelquefois à Vauvenargues. Nul étranger n’a, je crois, mieux que lui parlé et écrit l’anglais ; mais avec quel plaisir il retombait dans la langue française, avec quel éclat, quel charme il la maniait !

Les derniers entretiens qui suivirent nos malheurs m’ont laissé une impression ineffaçable. Nous ne trouvions pourtant guère, ni lui ni moi, de mots pour peindre nos sentimens ; il ne jouissait point de ce qui dissipait ses alarmes, il souffrait de ce qui lui rendait le repos. Moi-même je ne trouvais qu’amertume dans les événemens qui me renvoyaient dans mon pays. Je craignais de ne plus revoir un ami si cher : les lieux où nous avions passé tant d’heures heureuses me semblaient déjà plus vides. La belle étoffe de la vie perd enfin sa soie et ses couleurs, et ne laisse plus voir qu’une trame sombre que la mort vient déchirer. Je ne devais point le revoir en effet ; la mort, qu’il attendait comme un sage, avec le même courage qu’il avait montré dans les périls de sa jeunesse, vint le frapper le 22 mai 1874. Il voulut être enterré auprès des siens, dans une chapelle que Mme van de Weyer avait fait élever près de New-Lodge ; il pouvait laisser sa cendre à l’Angleterre, il avait assez donné à son pays, toute une vie de fidélité ardente et constante, le bel exemple et le souvenir de toutes les vertus publiques et privées.


AUGUSTE LAUGEL.