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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

pos Sagonte et Numance. « Nous savons, ajoute-t-il, que c’est une loi chez certaines nations que les défunts sont mangés par leurs parens, ce qui est cause qu’ils reprochent souvent aux malades, quand ils tardent trop à mourir, de rendre leur chair trop mauvaise… Ne craignez rien de votre estomac, il fera ce que vous souhaitez quand vous lui montrerez les grandes richesses qui paieront ce dégoût d’une heure. Fermez les yeux seulement, et supposez qu’au lieu de manger la chair d’un homme vous dévorez un million de sesterces. D’ailleurs il ne vous sera pas défendu de m’accommoder à la sauce que vous voudrez. Il n’y a pas de viande qui plaise par elle-même. L’art du cuisinier consiste à la déguiser, et ce n’est qu’en la dénaturant qu’on la rend agréable à l’estomac qui n’aurait pu la souffrir. » C’est par ces plaisanteries un peu fortes, dignes d’Aristophane et de Rabelais, que l’ouvrage se termine pour nous. Nous en avons perdu la suite et nous ignorons comment finissait l’aventure ; tout ce qu’on peut soupçonner, c’est qu’elle devait finir gaîment, et que nos adroits compagnons s’en tiraient sans dommage.


II

L’intérêt du roman de Pétrone est moins dans le piquant de l’intrigue ou dans l’agrément du style que dans les souvenirs qu’il renferme de l’époque où il a été écrit. Les querelles littéraires du temps y ont laissé leur trace. L’auteur, qui est un ardent ami des lettres, aime à traiter les questions qui se discutaient autour de lui. D’ordinaire il le fait avec emportement, comme un homme que ces discussions ont passionné. Ce qui est assez curieux, c’est qu’il est partout conservateur et classique. Dès qu’il s’agit des lettres, ce débauché cynique, ce railleur effronté prend le ton d’un censeur austère. Il gronde vertement son siècle et défend les saines traditions contre les témérités des contemporains.

L’ouvrage, en l’état où nous l’avons aujourd’hui, s’ouvre précisément par une querelle de ce genre. Le héros du roman, Encolpe, vient d’entendre un de ces rhéteurs qui depuis Auguste étaient chargés d’enseigner l’éloquence à la jeunesse. Ils le faisaient en déclamant devant elle des causes imaginaires, dans lesquelles ils cherchaient à éblouir les sots par l’éclat des expressions et la recherche des pensées. La déclamation finie, Encolpe emmène le rhéteur sous les portiques qui entourent l’école et lui dit nettement son opinion. Pétrone n’aime pas les déclamateurs, et il donne de son antipathie des raisons excellentes que Tacite a répétées une trentaine d’années plus tard sans leur donner plus de force. Il leur reproche de choisir des sujets ridicules, invraisemblables, qui n’ont aucun rapport avec la réalité et la vie, et ne préparent pas les