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s’y fait de famille et n’y élève d’enfans, car quiconque a le malheur de posséder des héritiers légitimes est sûr de n’être jamais invité aux repas ni dans les fêtes, il ne jouit d’aucun des agrémens de la vie et reste confiné dans une obscurité honteuse ; au contraire ceux qui ne se sont pas mariés et qui n’ont pas de proches parens sont comblés d’honneurs ; on les tient sans conteste pour les meilleurs officiers, pour les hommes les plus braves et les plus vertueux. Cette ville où vous allez entrer ressemble tout à fait à une campagne ravagée par la peste, où l’on ne voit que des cadavres qui sont dévorés et des corbeaux qui les dévorent. » — Voilà au vif cette chasse aux testamens, qui sous l’empire était la seule industrie de tant de personnes habiles, et leur rapportait de si beaux revenus. Nous la retrouvons ici telle que la dépeignent tous les satiriques de ce temps. Il est clair qu’en la décrivant avec tant d’énergie, Pétrone songeait à Rome bien plus qu’à Crotone. — L’occasion est bonne pour Encolpe et ses amis, ils ne la laisseront pas échapper. Ils vont essayer de duper les dupeurs ; ils vivront aux dépens de ces gens avides qui ne songent qu’à s’enrichir aux dépens des autres. Leur plan est vite fait : le vieux poète Eumolpe est un Crésus africain qui possède des champs innombrables dans la Numidie ; il vient d’avoir le malheur de perdre son dernier fils, un enfant de grande espérance, et il s’était décidé à quitter un pays qui lui rappelait son triste sort quand la tempête a brisé son navire et l’a jeté sur la côte d’Italie. Il a perdu 20 millions de sesterces dans son naufrage, mais il lui reste 300 millions en créances ou en terre « et un assez grand nombre d’esclaves pour assiéger et prendre Carthage, s’il le voulait. » D’autres serviteurs sont en route, qui lui apportent plus d’argent qu’il n’en a perdu, et ils ne peuvent tarder d’arriver. En attendant, il tousse, il gémit, il paraît ne toucher à aucun des plats qu’on lui sert, il parle de sa mort prochaine, il change tous les mois son testament. La ruse a un plein succès. Les coureurs d’héritage, qui flairent une riche proie, s’empressent autour du vieillard et mettent leur bourse à sa disposition. Je laisse à penser si les amis se font scrupule d’y puiser. Chaque jour, c’est un plaisir nouveau qu’ils se donnent ; les bonnes fortunes ne cessent pas. Les grandes dames et les gentilles soubrettes leur font des avances, les mères se disputent l’honneur de leur offrir leurs enfans : c’est à qui gagnera leurs bonnes grâces. Eumolpe, que ce jeu amuse, imagine les testamens les plus bizarres ; il se plaît à mettre l’avidité de ses héritiers à l’épreuve sans parvenir à les lasser. « J’entends, dit-il, que mes légataires ne touchent ce qui leur revient, quand je serai mort, qu’après avoir coupé mon corps en morceaux et l’avoir mangé devant le peuple. » La condition paraît dure, mais Eumolpe ne manque pas de bonnes raisons pour la faire accepter ; il invoque l’histoire, il rappelle à pro-