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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

on exagère, on sort du simple et du naturel, on perd cette sorte de naïveté littéraire qui nous livre sans réserve et sans défense à l’admiration des belles choses. La véritable originalité, celle des idées, n’a plus tout son prix ; on n’est sensible qu’au délicat, au précieux, au maniéré. Tout le monde se mettant ainsi dans le métier, ce ne sont plus que des qualités de métier qu’on apprécie. Ce qui passionne ces connaisseurs, ces gourmets qui jugent de près, ces gens fatigués et désabusés, c’est l’esprit de détail, la difficulté vaincue, les petits bonheurs d’expression ; pour eux, le fond disparaît devant les agrémens de la forme. Le sujet n’est plus qu’un prétexte, et l’on s’attache de préférence à celui qui donne l’occasion d’étaler cette habileté de main et cette finesse de travail dont on est charmé. C’est l’époque où fleurissent le genre descriptif et la poésie didactique. On décrit sans fin le coucher et le lever du soleil, on fait des poèmes sur les oiseaux et sur les poissons, on chante la chasse et la pêche, on met en vers l’art de bien recevoir ses invités ou les complications du jeu d’échecs. Surtout on s’abreuve de mythologie ; les Théséides, les Perséides, les Héracléides, abondent, on refait intrépidement l’Iliade et l’Odyssée, et l’on recommence sans fin à raconter la guerre de Troie, pour le plaisir de la raconter autrement et d’introduire quelques variations nouvelles dans ce thème usé.

Lucain fit d’abord comme les autres, et céda tout à fait au goût du temps. Il dut son premier succès à la mythologie, mais il ne lui resta pas fidèle. Après avoir écrit une Iliade et improvisé un jour un Orphée aux applaudissemens du peuple, il résolut brusquement de se jeter en pleine histoire romaine et de composer un poème sur des événemens voisins de son époque. Ce n’était pas sans doute une entreprise tout à fait nouvelle ; il ne manquait pas de poètes avant lui qui s’étaient permis de mettre en vers des faits contemporains. Vercingétorix était à peine vaincu qu’on chantait à Rome la guerre des Arvernes, et l’on a trouvé dans une bibliothèque d’Herculanum les fragmens d’un ouvrage sur la victoire d’Actium, qui a dû être écrit au lendemain même de la mort de Cléopâtre ; mais en général ces poèmes, romains par le sujet, étaient remplis d’imitations grecques. Depuis Ennius, qui copiait Homère en racontant les guerres puniques, on avait pris l’habitude de ces mélanges, et toutes les épopées, que le sujet en vînt de Rome ou de la Grèce, étaient invariablement composées sur le modèle de l’Odyssée ou de l’Iliade, Lucain voulut faire autrement ; il lui sembla que les contemporains de César devaient être représentés comme ils étaient, avec leurs sentimens, leurs usages, leur façon particulière de penser et d’agir, et qu’il ne fallait pas emprunter, pour les peindre, les traits des héros d’Homère : il résolut d’être entièrement Romain en racontant l’histoire de Rome.