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Peut-être eut-il moins de peine à le faire qu’un autre. Son caractère et son milieu le portaient à rompre aisément avec les traditions antiques ; en toute chose, cette famille des Sénèque tenait peu au passé et se tournait vers l’avenir. Les nouveautés n’effrayaient pas ces hardis penseurs, venus d’une province éloignée et qui se trouvaient ainsi, par leur origine, dégagés des préjugés dans lesquels on élevait l’aristocratie romaine. Lucain a parlé peu respectueusement de « cette fameuse antiquité qui n’admire jamais qu’elle-même, » et il est disposé à rabattre beaucoup des éloges qu’elle se donne. Après avoir dépeint les retranchemens énormes construits par César pour enfermer Pompée à Dyrrhachium, il s’écrie d’un air de triomphe : « Qu’on vienne maintenant vanter devant nous les murs de Troie, et prétendre qu’ils sont l’œuvre des dieux ! » Ce sont ces sentimens qui ont amené Lucain à croire qu’on pouvait trouver la poésie en dehors des sentiers frayés par Homère, et à la chercher résolûment dans la vérité et dans l’histoire. Il n’a pas reculé, pour être vrai, devant des descriptions précises et des détails techniques qui ne semblaient pas susceptibles de trouver place dans un poème. Il nous donne le numéro des légions qui sont en présence ; il compte les étapes qu’elles ont faites pour arriver. Silius Italicus suppose qu’à la bataille de Cannes les généraux s’invectivent comme les héros d’Homère, et qu’Annibal et Scipion en viennent aux mains dans un combat singulier, ainsi qu’Hector et Achille. Ces anachronismes ridicules ne se retrouvent plus dans le poème de Lucain ; là, les soldats s’abordent avec le pilum ; ils se servent de balistes et de catapultes, ils n’approchent des places fortes que protégés par des claies d’osier ou couverts de leurs boucliers comme d’un toit : c’est bien ainsi qu’on se battait du temps de César. Lucain a voulu faire une œuvre romaine ; voilà l’intérêt et l’originalité de son poème. Les plus beaux morceaux qu’il ait écrits sont ceux où il s’est le plus rapproché de la vérité historique, par exemple ces portraits qu’il trace des principaux personnages, ces discours où il les fait si bien parler, ces larges tableaux qui dépeignent toute une époque en quelques traits et qui ont mérité d’inspirer Tacite. C’est pour s’être ainsi résolûment rattaché à la réalité et à la vie que, malgré d’énormes défauts, il a dépassé tous ces faiseurs de fades épopées dont les gens de cette époque étaient charmés. L’un d’eux, le meilleur de tous peut-être, l’aimable et spirituel Stace, se sent pris d’une sorte de découragement et de terreur au moment d’achever sa Thébaïde. Pour s’assurer sur le sort de son œuvre, il éprouve le besoin de rappeler le temps qu’il a mis à la polir, et les succès qu’elle a obtenus avant d’être entièrement livrée au public. « La jeunesse en sait les vers par cœur, Rome est heureuse de l’applaudir quand il daigne en réciter des