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fers pour les effrayer : il leur suffit de songer à Marius et de se souvenir des proscriptions. Ainsi aucune beauté n’est ajoutée à l’ouvrage malgré cette accumulation de mythologie ; aucun défaut non plus n’en est retranché. En somme Pétrone écrit à peu près comme Lucain ; on trouve chez lui de la recherche et des pointes, de l’esprit hors de propos, des pensées brillantes « qui sortent du tissu du discours. » C’étaient les vices du temps ; Pétrone pouvait les reprendre chez un rival, il lui était difficile de les éviter quand il écrivait lui-même. Il avait beau maltraiter son siècle, il n’est pas parvenu à lui échapper, et de ce passé qu’il admirait, il n’a reproduit que quelques formes vides. On reconnaît, quand on le lit, combien Lucain eut raison de ne pas gâter les poèmes antiques en essayant d’en faire des imitations maladroites, et de chercher des voies nouvelles ; mais il est aisé de comprendre aussi combien cette tentative devait déplaire aux critiques et aux lettrés. Comme ils avaient dans l’esprit un certain type de poésie épique, et qu’ils ne le retrouvaient pas dans la Pharsale, ils refusèrent d’y reconnaître une épopée. Pétrone soutenait que Lucain n’est qu’un historien, Quintilien voulait le ranger plutôt parmi les orateurs, et tous les deux s’accordaient à le mettre hors de la poésie ; le public les laissait dire. Leurs critiques ne l’empêchaient pas d’acheter la Pharsale, de la lire, de l’admirer. « Il y a des gens, fait dire Martial à l’auteur dans une épigramme, qui prétendent que je ne suis pas un poète ; mais le libraire qui vend mon livre n’est pas de cette opinion. »


III

Quand on voit Pétrone traiter si sévèrement Lucain, il vient à la pensée qu’il avait peut-être, en agissant ainsi, quelque désir de plaire à Néron. L’empereur, après avoir été fort lié avec le poète, avait fini par en être jaloux. La passion qu’il ressentait pour la poésie était si vive qu’il n’y souffrait pas de rival, et Lucain était devenu son ennemi mortel pour y avoir trop réussi. Il avait d’ailleurs une raison particulière de ne pas l’aimer : dans la haine qu’il lui témoignait, des rivalités d’école pouvaient se joindre aux jalousies de métier. Tous les césars, jusqu’à lui, avaient affecté d’être irréprochables dans leurs opinions littéraires. Ils étaient classiques, conservateurs, partisans des anciens écrivains et des vieilles maximes. Caligula lui-même, quoiqu’à moitié fou, se moquait spirituellement de Sénèque et de ses nouveautés. C’est aussi aux vieilles écoles et aux principes anciens que se rattachait Néron. La mythologie faisait ses délices, et Stace aurait été son idéal, s’il avait pu le connaître. Ce qui nous reste de ses vers nous montre qu’il aimait l’élégance soutenue, qu’il recherchait la finesse et la grâce. Il veut surtout