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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

charmer l’oreille par une harmonie agréable ; ses mots sont choisis avec art, et la façon dont il les oppose ou les rapproche indique un travail curieux. Martial fait quelque part l’éloge « des savantes poésies de Néron ; » ce sont aussi des poésies pédantes, des œuvres de bel esprit, des poèmes d’école et d’académie. On comprend qu’avec ces principes et ces préférences il ait été choqué des brusqueries de Lucain, de son harmonie heurtée, de ses expressions violentes ; en attaquant la Pharsale, Pétrone était donc sûr de flatter à la fois les rancunes personnelles et les goûts littéraires de l’empereur.

Mais a-t-il voulu vraiment le faire ? Doit-on penser qu’il ait composé son livre avec le désir arrêté d’être agréable au prince et d’amuser la cour ? Il peut sembler téméraire, à la distance où nous sommes de l’ouvrage, de chercher à deviner les intentions de l’auteur. Je crois pourtant que l’examen attentif de quelques scènes du Satiricon et l’étude de certains personnages peuvent nous permettre d’entrevoir la vérité.

Parmi ces personnages, Trimalchion est celui peut-être dont Pétrone s’est occupé avec le plus de complaisance : il n’en était pas non plus, dans cette société, qui fût plus intéressant à observer et plus curieux à décrire. C’est l’affranchi devenu riche et resté grossier, qui, ayant passé rapidement de l’extrême misère à l’extrême opulence, se dédommage par des dépenses insensées des privations qu’il a si longtemps souffertes. Pétrone a voulu nous faire comprendre par quelques exagérations plaisantes quelles fortunes immenses ces anciens esclaves pouvaient amasser. Trimalchion possède des domaines si étendus « que l’aile d’un milan se fatigue à les traverser. » Il y entasse des armées de serviteurs qu’il ne connaît pas et dont une partie n’a jamais aperçu son maître. Il n’a besoin de rien acheter, ses champs lui fournissent abondamment tout ce qui lui est nécessaire. On tient chez lui une sorte de journal qui est rédigé sur le modèle du Moniteur officiel de Rome et qu’il se fait lire à ses repas pour s’offrir le spectacle de sa richesse. En voici une page détachée qui donne l’idée du reste. « Le 7 avant les calendes d’août, dans la terre de Cumes, qui appartient à Trimalchion, il est né 30 garçons et 40 filles. On a enlevé de l’aire et enfermé dans la grange 500,000 boisseaux de blé ; on a réuni dans les étables 500 bœufs de labour. Le même jour, l’esclave Mithridate a été mis en croix pour avoir blasphémé contre le génie du maître. Le même jour, on a fait rentrer en caisse 10 millions de sesterces qu’on n’avait pas pu placer. Le même jour, dans les jardins de Pompéi, un incendie a éclaté qui s’était communiqué de la maison du fermier. » — Ici Trimalchion interrompt et se fâche ; ces jardins de Pompéi lui sont inconnus, on en a fait l’acquisition de