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pas un peu plus tard de menacer un de ses serviteurs, à propos d’une peccadille, de le faire brûler vif.

L’homme du monde se reconnaît encore à sa façon d’écrire. Ce romancier, qui reproduit si fidèlement les propos populaires, avec leurs hardiesses d’incorrection, se sert d’une langue si fine et si châtiée quand il parle pour son compte, que Juste-Lipse disait qu’on n’avait jamais écrit si purement des impuretés (auctor purissimœ impuritatis). C’est surtout quand il est question des femmes et de l’amour que ce style s’assouplit et se colore. Il n’y a rien de plus gracieux dans toute la littérature latine que le récit des aventures de Polyœnos et de Circé ; mais cette grâce n’est pas exempte d’un peu de manière et de précieux. L’influence du monde s’y fait sentir, on y retrouve cette habitude de raffiner ses pensées et de dire spirituellement les choses tendres, familière aux gens d’esprit qui vivent ensemble. « Ce que Pétrone a de plus particulier, dit Saint-Évremond, c’est qu’à la réserve d’Horace en quelques odes, il est peut-être le seul de l’antiquité qui ait su parler de galanterie. » C’était en effet une nouveauté, et Saint-Évremond a raison de dire que Virgile par exemple « n’a rien de galant. » Il a dépeint la passion dans sa vérité et dans sa force ; Pétrone la montre affaiblie et comme énervée par l’usage de la vie commune et les conventions de la société. Ses amoureux sont toujours assez maîtres d’eux pour avoir de l’esprit même dans les momens les plus tendres ; ils s’expriment avec cette nuance d’exagération qui ne va pas sans un sourire et laisse entrevoir une discrète ironie. Quand Polyœnos aperçoit. Circé pour la première fois, il est ébloui de sa beauté, ce qui ne l’empêche pas d’en faire un tableau détaillé. « Il n’y a pas de parole, dit-il, qui puisse exactement la décrire. Sa chevelure, frisée naturellement, tombait en grosses boucles sur ses épaules. Son front était petit[1] et bordé par ses cheveux qu’elle relevait en arrière. Ses yeux brillaient comme les étoiles dans une nuit sans lune ; ses narines étaient légèrement arquées, et son gracieux petit visage ressemblait à celui que Praxitèle a donné à sa Diane. Que dire de son menton, de son cou, de ses mains, de la blancheur de ses pieds, qui brillait à travers les bandes d’or de son brodequin ? Elle faisait honte au marbre de Paros. » Lorsqu’il s’est un peu remis de son admiration, il s’approche d’elle et lui adresse ces paroles galantes que

  1. Un des traducteurs de Pétrone, Nodot, fait remarquer à ce propos que la petitesse du front était pour les anciens une marque de beauté, et qu’ils la regardaient même comme un signe d’esprit. Il ajoute : « On dirait, à entendre parler le peuple aujourd’hui, qu’on n’est plus de cette opinion ; cependant les gens de bon goût en sont toujours. J’ai eu même la curiosité de consulter là-dessus quelques-unes des plus belles femmes de France, de la première qualité, des plus spirituelles et des plus galantes, lesquelles m’ont assuré que c’est un défaut considérable d’avoir un grand front. »