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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

Dans les fêtes qu’il donnait à ses amis, il n’aimait rien tant que de construire des boutiques et des mauvais lieux, devant lesquels il faisait mettre les plus grandes dames de Rome, vêtues en marchandes ou en cabaretières, et qui excitaient les passans à entrer. Il me semble que le Satiricon se comprend mieux quand on se souvient de ces fêtes. Il est sorti des mêmes besoins ; il donnait aussi quelque satisfaction à ces goûts vicieux et dépravés. Pétrone voulait plaire au prince et à ses amis en dépeignant ce monde inférieur qu’ils aimaient à fréquenter un moment pour se reposer de l’autre, et réveiller par le contraste leur curiosité éteinte et leurs sens épuisés.

Tout indique du reste que c’est bien pour eux qu’il écrivait, et que, malgré le plaisir qu’il prend à peindre la mauvaise société, il appartenait lui-même à la meilleure. Les beaux esprits et les grands seigneurs du XVIIe siècle, qui le pratiquaient si volontiers, ne se trompaient pas quand ils le tenaient pour un des leurs. C’est ce qui se reconnaît partout, et principalement à ce ton d’ironie légère qui est perpétuel dans son livre et trahit l’homme du monde. Pétrone a peu de goût pour ces grands éclats de voix et cette violence d’invectives qui plaisent aux déclamateurs comme Juvénal ; il raille finement et d’un mot, sans appuyer et sans crier ; mais son ironie, si délicate qu’elle soit, ne ménage rien. Tout ce qu’on respectait à Rome, par habitude et par point d’honneur, y est plaisamment touché. Les héros de son roman témoignent peu de confiance dans les magistrats et dans les lois, et ils sont fort disposés à croire qu’il faut commencer par payer son juge quand on veut gagner son procès. Ils ne se fient guère non plus à la police et seraient gens à redouter presque autant la rencontre des gardes de nuit que des voleurs. Le charmant récit de la Matrone d’Ephèse indique qu’ils ne font pas beaucoup de fond sur la fidélité des femmes, et qu’ils croient qu’une veuve inconsolable est fort sujette à se consoler. Ils n’ont pas non plus beaucoup de scrupule à plaisanter sur la religion ; ce n’est pas sans un sourire qu’une dévote campanienne déclare « que son pays est si rempli de divinités qu’il est plus aisé d’y rencontrer un dieu qu’un homme, » et qu’elle demande à genoux le secret pour des mystères impénétrables, « qui ne sont guère connus que d’un millier de personnes. » Dans ce roman si peu moral, il est souvent question de morale, et il n’est pas rare d’y trouver des pages qu’on croirait empruntées aux épîtres de Sénèque ; mais cette sagesse est souvent si étrangement placée qu’on sent bien que l’auteur ne la prend pas au sérieux. Elle reçoit aussi très souvent de cruels démentis. Trimalchion veut bien s’attendrir un moment sur le sort des esclaves : c’était alors de bon ton. « Ils sont des hommes, dit-il, et ils ont été nourris du même lait que nous, » ce qui ne l’empêche