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doute une protestation bien timide, mais il suffit à nous montrer Pétrone sous un meilleur jour. Au milieu de ce concert d’éloges, il y avait peut-être quelque mérite à se taire, et je ne crois pas qu’il soit trop téméraire d’en conclure que dans ses rapports avec ce terrible maître, si exigeant et si soupçonneux, cet homme d’esprit devait garder quelque dignité, que, tout favori qu’il était du prince, il ne s’est pas résigné à encourager indistinctement tous ses caprices, et qu’enfin il n’a pas attendu de mourir pour se montrer plus ferme et plus fier que tous ceux qui servaient et flattaient avec lui.

Après nous être tant occupés de l’auteur, peut-être conviendrait-il de parler un peu plus de l’ouvrage ; mais il est de telle nature qu’il faut renoncer à y introduire un lecteur qui se respecte. A l’exception des passages que nous avons cités ou résumés, le reste échappe à l’analyse. Comment faire connaître ces scènes où l’auteur prend plaisir à décrire tout ce qu’on tient d’ordinaire à cacher, où l’immoralité est comme assaisonnée et relevée par l’élégance, où les passions les plus contraires à la nature sont exprimées d’un ton si vif et si naturel ? C’était évidemment un monde différent du nôtre que celui où ces choses pouvaient se dire et s’écouter sans embarras ; je ne veux pas prétendre assurément que tout le monde du temps de Néron vécût comme Encolpe et Ascylte : il est probable qu’alors comme aujourd’hui les romanciers s’attachaient plutôt à dépeindre l’exception que la règle ; mais, si les mœurs que décrivait Pétrone n’étaient pas celles de toute la société de son temps, cette société s’amusait de ses récits, et ils permettent au moins de juger combien elle avait la curiosité malsaine et l’imagination dépravée. Pétrone marque le point culminant de l’immoralité romaine, puisque Tacite nous dit qu’à partir de Vespasien les mœurs devinrent plus réglées et la vie plus honnête. Et nous n’avons pas la ressource de croire que son livre fut composé pour être lu en secret par quelques débauchés obscurs : on vient de voir que très probablement il était fait pour le grand monde et la cour. Quand on connaît la situation qu’occupait Pétrone auprès de l’empereur et dans quelle intention il écrivait, quand on sait que le Satiricon a dû être la lecture favorite du prince et de ses amis, on est disposé à faire plus d’attention à ces récits légers qu’il renferme ; on y cherche le tableau des mœurs et des opinions de ce temps, on s’y instruit de ces mille détails curieux que l’histoire ne daigne pas raconter ; on s’en sert pour pénétrer dans ces recoins obscurs qu’une époque ne montre pas volontiers à celle qui la suit, et qu’on a tant d’intérêt à découvrir quand elle n’est plus ; on en tire enfin le même profit que de ces romans de Diderot et de Crébillon qui achèvent de nous donner une idée de la société du XVIIIe siècle.


GASTON BOISSIER.