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les a reconstruites. Cette autre ruine fut la bibliothèque des officiers, Sur ses anciennes splendeurs, les descriptions ne tarissent pas. Des sphinx accroupis aux deux côtés du large perron, des statues de marbre sur la terrasse italienne, des bas-reliefs de Ramazanof, des escaliers de marbre avec des rampes de bronze, des armoires d’une seule pièce, en bois des îles,… nos bombes, puis la torche des Russes, ont tout détruit. Quand ceux-ci évacuèrent la ville, ce fut l’incendie de cet édifice qui donna le signal de l’embrasement général : à la bibliothèque, à la cathédrale, on avait préparé des bûchers, de même que sous les magasins et les casernes on avait préparé des tonneaux de poudre. Heureusement que les livres et les collections précieuses avaient été d’assez bonne heure expédiés sur l’intérieur. Pirogof trouva la place libre pour y installer sa principale ambulance, le théâtre de ses redoutables opérations. Presqu’à l’autre bout de la rue, sur la hauteur à droite, s’élève une ruine presque classique. On dirait un parthénon ou un theseum : une colonnade ionienne entoure le naos, et, si le toit s’est effondré, l’architrave est restée. Ce temple est une église, celle de Saint-Pierre et Saint-Paul. L’orthodoxie s’accommode, surtout dans la Russie méridionale, de cette architecture païenne. Ces monumens helléniques sont si bien à leur place dans ce pays à moitié grec, sur ces hauteurs nues comme des montagnes de l’Attique, baignées par une mer bleue comme l’Archipel ! J’ai vu des églises semblables à Théodosie et à Kertch, l’ancienne Panticapée. En continuant l’exploration de cette rue, autrefois si vivante et où je me trouve presque aussi seul que sur la grande route, j’arrive aux ruines du théâtre et bientôt à la rue de la Mer. Celle-ci n’a pas été moins maltraitée que la première. Pendant le siège, les projectiles y tombaient si dru qu’on l’avait surnommée la Vallée de la mort. Elle paraît cependant un peu plus animée : c’est une voie moins aristocratique, plus commerçante. On me signale des établissemens français et un magasin anglais assez bien fourni. Parfois derrière une grande façade toute délabrée se cachent deux ou trois masures construites à la hâte pour des familles du peuple. Elles vivent là dans leur trou comme des rats qui ont fait leur nid dans les décombres d’un palais.

Entre la rue Catherine et celle de la Mer s’élève une terrasse étroite et allongée qu’on appelle le Boulevard. C’est une sorte de jardin qui ne semble pas avoir 100 mètres de long et sur lequel on monte par un escalier assez raide. On y trouve un café, un club et une colonne surmontée d’une trirème en bronze. C’est le monument dédié à Kazarski en mémoire du combat qu’il soutint avec un simple brick contre deux vaisseaux turcs (1829). Avant d’engager cette lutte inégale, tout l’équipage avait juré de faire sauter le navire plutôt que de se rendre ; on avait préparé la mèche avec laquelle