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pour les morts. Kochka était là : il demande et obtient non sans peine la permission d’aller reprendre le corps. Avant le lever du jour, il revêt un sac à terre, se met à ramper lentement, lentement comme un vrai chat (kochka) qu’il était, se confondant avec la couleur jaunâtre du terrain. Il arrive ainsi derrière les ruines d’une ferme occupée par les Anglais. Le soleil se levait ; plus possible d’avancer ! Il attendit tout le jour, tout un long jour sans pain, ayant négligé d’emporter avec lui des provisions. Le soir venu, il saisit le moment où les Anglais changeaient les postes, rampe activement vers la tranchée, enlève vivement le cadavre, et, le chargeant sur son dos, se met à courir. Un sac à terre qui court, un mort qui prend la fuite, c’était plus qu’il n’en fallait pour étonner une sentinelle britannique. Kochka était déjà arrivé à moitié du chemin quand la fusillade éclata. Cinq balles tombèrent dans le cadavre, Kochka n’eut pas une égratignure, et l’amiral Pamphilof lui décerna la croix de Saint-George. Un autre jour, il aperçoit entre les deux lignes un cheval échappé, un magnifique cheval anglais que personne n’osait aller prendre. Kochka se charge de l’aventure. Il simule une désertion ; du rempart, on tire à poudre sur lui ; les Anglais au contraire lui font des signes d’amitié. En effet il court, il court vers leurs tranchées ; mais brusquement il fait un crochet, attrape le cheval par la crinière, l’enfourche prestement, et, penché sur la croupe, revient au galop vers les siens, aiguillonné par la fusillade. On m’a dit que Kochka vivait encore ; je ne sais trop si le reste de sa carrière a répondu à d’aussi brillans débuts.

Il serait intéressant de savoir quel souvenir les habitans de cette ville si maltraitée ont gardé des envahisseurs et en particulier des Français. La haine a-t-elle survécu à la guerre ? n’est-elle pas ravivée sans cesse par le spectacle de tant de désastres ? Dans une petite brochure sur Sébastopol, qui est d’ailleurs une assez médiocre compilation d’ouvrages meilleurs, on trouve une série de provocations au fanatisme religieux. On y maudit les Français et les Anglais, qui se sont faits contre la sainte Russie les champions du méprisable, de l’odieux turban. C’est par leur crime que les chrétiens d’Orient gémissent encore sous le joug des Turcs, qui les accablent d’avanies. Tout musulman, comme on sait, a le droit d’obliger un chrétien à lui céder le haut du pavé, à descendre de voiture pour le saluer. Il a le droit de lui prendre sa femme et sa fille, et ne le traite jamais que de giaour, c’est-à-dire de chien. Les auteurs de cette guerre sacrilège ont reçu leur châtiment : la France a été écrasée et humiliée par les « intelligens Prussiens, » justes ministres des vengeances divines ; Napoléon III, honteusement chassé de sa patrie, est allé mourir en exil, etc. Je ne crois pas que ce soit là le sentiment qui domine. Les gens instruits savent que cette guerre si cruelle a été