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balcon de bois suspendu sur l’abîme. Pendant la bataille d’Inkermann, les alliés, ayant aperçu dans les ruines de la forteresse un détachement russe, dirigèrent sur lui un feu d’artillerie et de mousqueterie. Plus d’un projectile tomba dans ces églises. L’iconostase de saint Clément reçut quelques balles, un boulet s’enfonça dans la paroi intérieure ; quant aux parois extérieures, elles sont toutes écaillées des coups de feu. En sortant de l’église, nous prenons un chemin creusé dans le roc, et nous voilà circulant par les galeries, les escaliers, les cellules, les alvéoles de pierre qui constituent la cité-caverne, et qui, pour la plupart, sont d’un travail assez régulier. Le moine me signala sur le flanc des rochers l’emplacement d’autres églises : des espèces de niches qui conservent des traces de peinture enfermèrent sans doute les absides ; mais la partie antérieure a disparu dans le vide. On compte jusqu’à six églises de ce genre qui furent comme les paroisses aériennes de cette ville étrange. Du reste, les rochers forés et fouillés comme par une république de termites ne sont pas rares en Crimée. Au Tchatyr-Dagh, à Baktchi-Séraï, à Tchoufout-Kalé, en vingt endroits, on trouve de ces cavernes par centaines. Des populations entières ont dû travailler à creuser ces asiles. Les légendes grecques, scandinaves, germaniques, bretonnes, qui nous montrent les cyclopes habitant les antres de l’Etna, les nains forgeant dans les montagnes du nord des armes enchantées, les korigans sortant le soir de dessous les dolmens pour s’ébattre sur la bruyère, trouvent leur réalisation en Tauride. La vie troglodyte a dû être, aux âges primitifs, l’état social de la presqu’île. Même dans les temps historiques, tous les proscrits, tous les vaincus cherchèrent un abri dans ces forteresses naturelles. Les premiers chrétiens en firent leurs catacombes. Aujourd’hui encore les pèlerins qui accourent au monastère pour faire leurs dévotions à saint Clément, les ouvriers qui travaillent à la ligne du chemin de fer, s’installent volontiers en famille dans ces pénates des hommes préhistoriques.

De l’autre côté de la vallée, la base du Sapoun-Gora est également criblée de grottes. Le soir de la bataille d’Inkermann, elles regorgèrent de morts et de blessés. Il y a là un cimetière russe, et tout auprès une antique église-caverne que l’on voudrait restaurer, ne fût-ce que pour honorer la mémoire de ceux qui moururent ce jour-là pour l’orthodoxie. Malheureusement l’existence même de ce sanctuaire est menacée par le pic des carriers. Déjà la meilleure partie des cavernes d’Inkermann a péri ; la ville troglodyte, on l’enlève par tranches. De tout temps, cette belle pierre blanche, qui se coupe et se scie comme celle de Paris, et qui durcit à l’air, a séduit les constructeurs. Les Grecs ont avec elle bâti Cherson, les Russes Sébastopol. Mon guide me montrait une carrière qui