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anglaises. Celle qui se montre encore là-bas sur la hauteur, c’est la batterie Victoria, qui faisait brèche à 1,800 mètres. Le gardien parle encore avec un mélange d’admiration et d’effroi des formidables effets de cette artillerie perfectionnée. A notre droite, le Grand-Redan : c’était à lui que nos alliés avaient affaire ; non loin de là, un monument britannique parle des morts anglais qui jonchèrent ses glacis. A notre gauche, le ravin de Kilen-Balka, qui aboutit à la baie du même nom et qu’enfilèrent plus d’une fois les boulets des vaisseaux russes pour se mêler à la mitraille des bastions. Ces trois tertres couverts d’une herbe jaunie sont les fameuses redoutes de Kamtchatka, de Volhynie, de Selinghinsk. Rendons-leur leurs dénominations françaises, et les noms de Mamelon-Vert et d’Ouvrages-Blancs évoqueront en notre mémoire quelques-uns des épisodes les plus sanglans du siège.

Après Malakof, le bastion n° 4, que nous appelions le bastion du Mât et qui est de l’autre côté du Redan, mérite une visite. Il fut l’objet d’un siège spécial et qui a son originalité. C’est contre lui surtout que l’on fit la guerre de mines : elle fut conduite avec habileté et énergie par le commandant Tholer, qui en a écrit la relation à la fin de l’ouvrage du maréchal Niel. On aura peine à se figurer cette lutte ténébreuse, qui se poursuivit à dix pieds, à vingt pieds sous terre, si on ne consulte les planches de l’atlas qui accompagne cet ouvrage. Pendant qu’en haut on échangeait les coups de fusil, les boulets, les paquets de mitraille, en bas, comme deux armées de taupes, le mineur français et le mineur russe poussaient leurs galeries, multipliaient les rameaux, creusaient des puits et des escaliers. Il y avait deux étages de galeries. Toujours plus loin, toujours plus bas, telle était la devise du génie. On respirait à l’aide de ventilateurs. Nous avons eu sous le quatrième bastion 1,251 mètres de cheminement ; les Russes atteignirent au chiffre énorme de 5,360 mètres. Tout cela était soutenu par des madriers et souvent revêtu de lambris de chêne. Sous terre, on ne se fusillait pas, mais on cherchait à étouffer l’adversaire sous ses propres galeries. On faisait jouer mines, pétards, camouflets. On s’écrasait, on s’asphyxiait mutuellement. De temps à autre, une trombe de feu, de rocs et d’argile jaillissait du sol et laissait après elle un trou béant. C’est ce qu’on appelait ce creuser un entonnoir. » On se disputait ensuite ces entonnoirs, et, quand les Français avaient le dessus, ils s’en servaient pour augmenter le développement de leurs tranchées. C’est ainsi que furent créées les troisième et quatrième parallèles, et qu’on parvint à 50 mètres du bastion.

Aujourd’hui, si l’on vient de la ville, on chemine longtemps à travers le terrain chaotique du bastion. Arrivé à l’angle saillant, on trouve un sentier fort abrupt, par lequel on descend dans le