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le contraire qui se serait passé dans la Grande-Russie. Ces assises sont encore à hauteur d’homme. Et voyez comment passe la gloire humaine : à part ces quelques pans de mur, tout ce qui reste de Vautourville, c’est, comme à Balaklava, des amas de bouteilles cassées. Rien de plus résistant que ces débris de verre : c’est plus dur que la brique et les poteries grecques ; cela ne tente la cupidité de personne. Dans des centaines d’années, les Schliemann de l’avenir qui étudieront ce siège de Troie retrouveront comme indices de notre passage sur la terre de Crimée des tessons de bordelaises.

La baie de Kamiesch, qui nous fut si utile pendant la campagne, et qui après la tempête de novembre mérita le nom de port de la Providence, n’est pas très étendue. Les rivages en sont bas ; par endroits, les roseaux qui lui ont donné son nom (kamych, roseau) ne permettent pas d’en approcher. Des deux côtés de ce port, les groupes de ruines se succèdent : ruines des batteries qui formaient l’entrée de la baie, ruines de notre club, de notre arsenal, de nos magasins, restes de notre aqueduc de bois. Il faut bien le reconnaître, le pays lui-même est ruiné. Les ceps de vigne, arrachés pendant l’hiver de 1854 pour nos feux de bivouac, n’ont pas été replantés, tandis que chez nous on vendange déjà, sur les coteaux parisiens, les vignes refaites depuis l’invasion. Les arbres fruitiers, là-bas, n’ont pas été remplacés ; on a laissé périr ou dégénérer les survivans, ceux que nous-mêmes avions plantés. Il y a des ruines qui sont postérieures à la guerre, comme celle d’une khoutore que j’ai visitée et qu’on laisse tomber faute de réparation. Cette terre est encore sauvage, la civilisation et la culture n’ont fait à de longs intervalles que l’effleurer. Il faut un effort continuel pour l’apprivoiser et la faire produire : c’est cet effort qu’on ne fait plus.

En revenant de Kamiesch à Sébastopol, on rencontre sur son chemin le monastère de Chersonèse. Le corps de logis et l’église sont modernes. On va tout droit à cette grande cathédrale en construction, qui semble emprisonnée dans ses échafaudages comme dans une cage de bois ; elle renferme les ruines d’une petite église dédiée à la mère de Dieu. Ce sont là peut-être les reliques les plus vénérables du passé russe. C’est ici que le grand-prince Vladimir aurait reçu le baptême ; c’est ici qu’il aurait épousé la princesse Anna, sœur des empereurs grecs Basile et Constantin. Ici finit la Russie varègue et idolâtre, ici naquit la Russie byzantine et chrétienne. Ce Vladimir était pourtant un singulier néophyte. Vrai fils des pirates du nord, il ne voulut du baptême qu’à la condition de le ravir comme un butin. Avant de courber sa fière tête de Sicambre, il enleva Cherson aux empereurs et tint à se convertir dans sa conquête. Lorsqu’il rendit la cité, il l’avait soumise à un pieux pillage ; il en emportait pour décorer la nouvelle église qu’il voulait élever dans