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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/392

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aussi maltraitées, des ruines plus récentes, se sont relevées ; son infortune à elle survit à la guerre, aux passions mêmes et presque au souvenir de cette guerre. Les Russes se plaisent à l’appeler le « grand martyr Sébastopol, » le « héros Sébastopol ; » mais si nous lui prêtons les sentimens d’un héros, quelle doit être la couleur de ses pensées ? « Je ne comprends rien à tout ce qui se passe. Ces Anglais, avec lesquels j’ai échangé tant de milliers de bombes et de boulets, sont fêtés à Saint-Pétersbourg. J’entends parler de fiançailles, de mariages. Tout le monde est d’accord ; on dirait que c’est par un malentendu qu’on m’a mis dans cet état. En attendant j’y suis ; me voilà étendu depuis vingt ans sur le rivage de ma rade déserte, aussi brisé qu’au soir de la dernière bataille, criblé de blessures dont personne n’a souci. Si la sainte Russie a encore besoin de mon dévoûment, sans doute je suis prêt à tout braver ; mais alors qu’on me rende mes bastions, mes hauts vaisseaux de ligne, qu’on me rende mes vieux loups de mer, mes amiraux, qui se promenaient sous la mitraille en lorgnant les Anglais. Qu’on voie encore s’accumuler ici les milliers d’hommes et de canons, et au bout de la Russie toute la force de la Russie. Si ce n’est point de cela qu’il s’agit, pourquoi ne pas me donner, comme à un vieux brave, mon congé définitif ? Voyez : mes marins et mes soldats de 1854 ont trouvé à quoi s’occuper, la guerre finie. L’un a sa barque, l’autre son fiacre, le troisième son débit de liqueurs. Moi aussi, je me fais fort de gagner ma vie. Je ferais le commerce, et j’accueillerais bien, sans rancune, les négocians de Londres et ceux de Marseille. Seulement je suis las d’étaler mes plaies comme un soldat qui mendierait, las de faire pitié. » Ainsi semble parler le « héros Sébastopol. » De son ancienne armure de bastions, il pourrait conserver, ainsi qu’un retraité conserve son sabre rouillé, accroché à un clou de la muraille, les forteresses que la guerre a épargnées. les forts Constantin et Michel auraient bon air dans son nouveau blason, semblables à ces portes crénelées qui figurent dans les armoiries de nos villes. Dans le développement nouveau du port de commerce, ils raconteraient le passé glorieux, comme cette tour de François Ier, qui fut longtemps l’orgueil du Havre. J’ai déjà dit qu’au début du siège une rumeur bizarre courut dans le peuple ; le factionnaire du puits de la Quarantaine avait eu une vision. Trois cavaliers, l’un rouge, l’autre noir, le troisième blanc, lui étaient apparus. Le rouge annonça que Sébastopol serait incendié, le noir qu’il n’en resterait pas pierre sur pierre, le blanc que la cité renaîtrait plus belle de ses ruines. Les deux premières prophéties se sont assez bien réalisées : l’accomplissement de la troisième se fait attendre.


ALFRED RAMBAUD.