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punition, dit excellemment M. le duc de Broglie[1], n’est point chargée de régler le compte de l’homme avec la loi morale, ni d’égaler les souffrances à la perversité des actes. Qu’elle prévienne les plus importans des actes pervers, qu’elle les prévienne au degré suffisant pour le maintien de la paix, pour l’essor du perfectionnement individuel et social, voilà son œuvre. » De toutes les pénalités atroces fondées sur la doctrine de l’expiation, la plus atroce est la torture. Est-ce seulement à un fonds tenace de barbarie qu’il faut attribuer la persistance de ces pénalités effroyables pendant un si grand nombre de siècles ? Peut-être une philosophie attentive découvrirait-elle dans ce fait une nouvelle preuve de ce droit de punir que les sociétés humaines ont toujours reconnu. L’humanité se trompait sur la nature et les limites de son droit, ce droit même lui paraissait incontestable. On ne s’expliquerait pas autrement que de telles horreurs aient pu se transmettre d’âge en âge et survivre à tant de révolutions. Quoi qu’il en soit, le principe de la torture se retrouve à presque toutes les pages de l’histoire du monde. L’antiquité en a gardé la marque ; les vieilles théocraties l’ont transmis aux états les mieux ordonnés. En Égypte, en Asie, en Grèce, il est partout. Ne va-t-il pas disparaître enfin devant les grands jurisconsultes de Rome ? Non, la raison écrite n’a point rejeté ce legs épouvantable ; il y a un chapitre du Digeste intitulé De quœstionibus et tormentis. Le droit romain à son tour, avec l’autorité de son génie, impose au moyen âge l’horrible tradition. Du moyen âge, elle passe au monde moderne ; si quelques états la repoussent, les autres, c’est le plus grand nombre, s’en arrangent parfaitement comme d’un droit naturel, et, faute de ce moyen de défense, se croiraient en péril ! Ah ! quelle longue traînée de sang ! que de cris ! quelle géhenne ! Il n’y a pas encore cent ans que, dans notre généreuse France, la torture a été abolie par Louis XVI.

Ici se présente un fait considérable que M. Albert Du Boys, avec ses ressources de savoir, aurait dû mettre plus vigoureusement en lumière. Ame chrétienne, esprit philosophique, il était digne de traiter ce sujet dans toute son ampleur et d’y attacher son nom. Savez-vous à quelles époques de l’histoire on voit s’interrompre la tradition dont nous venons de parler ? D’abord aux premiers temps du moyen âge, ensuite au XVIIIe siècle. Voilà des périodes qui ne se ressemblent guère, et pourtant, sur ce point spécial qui nous occupe, on ne saurait méconnaître l’affinité qui les rapproche. C’est qu’à travers les barbaries du haut moyen âge il y avait un profond

  1. Voyez dans les Discours et récits de M. de Broglie le beau travail intitulé Du Droit de punir.