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à côte avec deux voyageurs grincheux qui se serrent de fort mauvaise grâce. Au petit jour, nous traversons la Koura en bac. Le terrain détrempé par la fonte des neiges se transforme peu à peu en marécage. Notre attelage ne suffisant plus à nous tirer de ce bourbier, nous prenons trois chevaux de renfort. La journée tout entière se passe à patauger dans une sorte de lagune où nos roues enfoncent jusqu’au moyeu. La nuit nous surprend entre deux stations. Toute trace de chemin ayant disparu, notre postillon lance bravement ses chevaux à travers champs. A chaque pas, le terrain est coupé de petites rigoles destinées à l’irrigation, où notre chariot s’enfonce avec des craquemens sinistres. Cramponné d’une main au rebord de la voiture, enlacé de l’autre au bras d’un de mes compagnons, j’attends avec une inquiétude résignée le moment où nous roulerons tous pêle-mêle dans la boue. L’adresse vraiment merveilleuse de notre postillon finit pourtant par nous tirer de ce mauvais pas. Deux ou trois lueurs fugitives qui viennent tout à coup percer les ténèbres achèvent de ranimer nos courages en nous faisant entrevoir un gîte prochain. Quelques cahots encore, et nous atteignons les premières maisons d’un village de malacans.

Les malacans sont une des nombreuses sectes dissidentes dont fourmille la Russie. Déportés en grandes masses sous l’empereur Nicolas, qui faisait volontiers de la persécution religieuse un moyen de colonisation, ils forment aujourd’hui la presque totalité de la population russe, — d’ailleurs très clairsemée, — du Caucase. Ils vivent à part, dans des villages à eux, gardant fidèlement leurs traditions, aussi séparés de l’élément indigène qu’au temps où ils habitaient les steppes de la Russie : secte inoffensive s’il en fut et qui eût dû, ce semble, décourager les rigueurs du pouvoir, si la simplicité même de son dogme n’eût été aux yeux du clergé russe une sorte de défi jeté à l’orthodoxie formaliste des chrétiens d’Orient ! Quelques principes de charité universelle empruntés à la doctrine de l’Évangile, deux ou trois lois d’abstinence portant principalement sur l’interdiction du tabac et de la viande de porc, tout leur code religieux peut tenir en trois lignes. Pas de prêtres, pas de temples, pas d’images ! Les mariages sont célébrés par le plus ancien du pays, dont les décisions ont force de loi. Tout le monde au Caucase s’accorde à louer leur honnêteté et leurs vertus domestiques. Leurs villages, régulièrement bâtis, leurs maisons simples, mais proprettes, contrastent agréablement avec la saleté des Tatars et des Arméniens. La franchise qui se lit dans leurs yeux bleus, leur hospitalité, non moins intéressée peut-être que celle de leurs voisins, mais plus avenante, achèvent de disposer en leur faveur.

Au matin, nous prenons congé de ces paysans philosophes, et en