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barbare et chargea son neveu Gottfried de se rendre auprès de lui, en s’associant Ingraban, qui cette fois encore lui servirait de guide. Ses instructions lui enjoignaient de demander avant tout au chef des ravisseurs le renvoi des femmes et des enfans enlevés lors de sa récente expédition. Une superbe coupe de vermeil, artistement ouvragée, devait récompenser la bonne volonté de Ratiz.

Le jeune moine et le jeune Thuringien se rendirent donc au campement des Sorbes, qui ressemblait à s’y méprendre à un village cosaque d’aujourd’hui. Les négociations ne furent pas des plus faciles. Si les Thuringiens sortaient à peine de la barbarie, les Sorbes étaient encore de vrais sauvages. Ratiz, avec son titre de roi, n’était qu’un brigand chef de brigands, avec quelques visées ambitieuses et beaucoup de ruses. Lorsque, médiocrement confiant dans la capacité du jeune envoyé de Boniface, il l’eut mis à l’épreuve en lui faisant lire un parchemin sur lequel étaient écrites des phrases latines dont il ignorait lui-même le sens, il fit croire à son entourage qu’une formule trinitaire en latin, lue par le jeune homme, signifiait que le chef des Franks lui offrait son amitié. C’est avec peine qu’il accorda la permission de voir les captifs, et Ingraban eut la douleur d’apprendre que sa bien-aimée Walburge avait été choisie pour partager avec vingt autres la couche de son hideux vainqueur. Il put pourtant parler à la jeune esclave et lui remettre son couteau pour qu’elle eût moins de peine à s’acquitter des pénibles travaux qui lui étaient imposés. Ingraban voulut toutefois tâcher de la ramener sans la tenir de l’intervention de Gottfried, qu’il n’aimait pas. Il défia Ratiz en combat singulier, Ratiz refusa ; mais Ingraban dut accepter le « duel des pots, » genre ignoble de combat où celui qui succombait le premier aux vapeurs de l’ivresse perdait par cela même son enjeu. Ingraban engagea son cheval et perdit. La malheureuse Walburge), témoin de ce duel qui révoltait ses sentimens de chrétienne, — car elle comptait parmi les adeptes ferventes de la foi nouvelle, — ne put supporter l’idée qu’elle allait être livrée à l’odieux bandit et se fit, avec le couteau de son amant, une entaille sur la joue. Elle se fût même tuée dans son désespoir, si Gottfried ne lui eût arraché le couteau des mains. Ingraban, qui attribuait sa male chance à l’influence néfaste du moine, voulut tenter une dernière fois la fortune. Il joua Walburge aux dés. Sa propre personne servait d’enjeu. Il perdit encore, et devint ainsi l’esclave de Ratiz. Tout espoir semblait donc envolé pour la pauvre captive, lorsque Gottfried, en faisant un usage habile de la renommée du puissant chef des Franks et de la crainte qu’il inspirait à Ratiz, en posant le renvoi des captifs comme condition absolue de toute négociation, parvint à changer les idées du grossier personnage. Il échoua toutefois dans ses efforts pour