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délivrer aussi Ingraban. Le chef sorbe déclara qu’il était sa propriété, sa chose légitimement gagnée, et on lia le jeune Thuringien dans une espèce de cabane, en attendant l’heure de le sacrifier aux divinités de la peuplade.

Ne pouvant obtenir davantage, Gottfried reprit la route de la Thuringe, précédé des prisonnières et des enfans et assisté du serviteur d’Ingraban, un certain Wolfram, qui joue dans cette histoire un rôle tout semblable à celui de son presque homonyme dans celle d’Ingo, le rôle du serviteur entièrement, absolument dévoué à son maître, et dont la devise est wie der Herr, so der Knecht, le serviteur suit la fortune de son seigneur. A peine eut-il mis à peu près sur la bonne route le cortège qui s’avançait, bannière déployée et chantant des cantiques, qu’il fut saisi par l’impérieux besoin de retourner près d’Ingraban pour tâcher de le sauver ou de mourir avec lui. Par des miracles d’adresse et d’énergie, il parvint à opérer contre toute vraisemblance l’évasion de son maître, et ils purent s’enfuir de concert avec un autre prisonnier thuringien qui, à la faveur des ténèbres, se donna le plaisir, avant de quitter le village sorbe, d’y mettre le feu. Quand, ayant dépisté ceux qui les poursuivaient, les trois fugitifs aperçurent du haut d’une montagne les flammes qui dévoraient les huttes sorbes, Ingraban s’arrêta comme terrifié. Il n’était pourtant pas tendre de nature et ne connaissait guère la peur, c’étaient les demeures de ses ennemis détestés qui flambaient ; mais il avait une horreur instinctive des incendies, c’était chez lui comme une répulsion héréditaire.

Après un pénible voyage, troublé par les poursuites des bandes sorbes qui voulaient se venger et reprendre leurs prisonniers, Ingraban et ses deux compagnons, Gottfried et ses protégées un peu plus tard, atteignirent enfin le village thuringien. Walburge fut admirable de courage et de soins maternels pour les enfans, la robuste païenne Gertrude la seconda de son mieux, et Gottfried déploya une prudence, un dévoûment dont la source était pure comme sa foi mystique, mais auxquels se mêlait déjà un sentiment nouveau pour lui, dont il n’osait pas se rendre compte, et dont Walburge était l’objet.

Le comte Gerold venait d’arriver en Thuringe, envoyé par le duc Charles pour défendre ce pays menacé par les hordes pillardes. Le nouveau suzerain s’entendit avec Boniface pour que les intérêts de la politique franke et ceux de l’évangélisation de la contrée se prêtassent un mutuel appui. Boniface s’était fait reconnaître évêque de toute la région en vertu d’un bref du pape Grégoire. Sa prédication puissante, rehaussée par la déférence que lui témoignaient le comte et sa noble épouse, ainsi que par le prestige de ses insignes épiscopaux, faisait merveille et multipliait les conversions. Les