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des ressentimens que nous saurons contenir, mais qu’il n’est pas en notre pouvoir de supprimer, c’est qu’elle s’est entêtée à vouloir fonder sa grandeur sur notre abaissement. Nous aussi, nous avons notre esprit de famille, et la pensée de nos frères arrachés malgré eux au foyer de la patrie n’est pas de celles qui s’oublient. Rachel pleure toujours ses enfans et ne veut pas qu’on la console. Cependant nous ne demandons pas mieux que de nous rencontrer pacifiquement avec nos adversaires sur les beaux terrains neutres que la science et la littérature nous offrent, à la seule condition que la neutralité soit scrupuleusement respectée de part et d’autre. Or ici cette condition est loyalement remplie.

Il ne nous en a donc pas coûté d’adresser au romancier allemand les éloges qu’il mérite et dont nos critiques démontrent la sincérité. Nous nous demanderons plutôt s’il ne serait pas à désirer qu’en France aussi le roman se mît au service de l’histoire de la patrie pour la populariser et la rendre chère aux enfans de notre vieille Gaule. Nous n’avons pas à répéter ce que nous avons dit sur les défauts inhérens au roman historique en tant qu’œuvre d’art. Ce qui nous guide dans l’expression d’un tel vœu, c’est bien moins un goût littéraire qu’une préoccupation patriotique. Le fait est que l’histoire de France est mal connue des Français eux-mêmes, dès que l’on descend au-dessous d’un certain niveau intellectuel. Là même où elle est censée connue, des préjugés de genres divers en obscurcissent le sens ou bien en dénaturent la physionomie réelle. Quel service rendrait au sentiment national le romancier qui saurait faire revivre les différentes périodes de cette histoire avec assez d’art pour remuer fortement les imaginations, assez d’exactitude scientifique pour les dépeindre sous leurs vraies couleurs ! Il devrait se tenir à égale distance de la tendance ultra-vertueuse, qui ennuie et qui est fausse, et de cette indulgence pour le vice qui dépare tant de nos meilleurs romans. L’antiquité celtique devrait servir de point de départ. On la connaît déjà assez pour en faire le cadre d’un récit plein de fraîcheur et de vie. Rien ne serait plus facile que de montrer l’identité foncière des Français modernes et de ces Gaulois si détestés, si souvent calomniés par les historiens romains. Il serait bon d’en finir avec l’exaltation superstitieuse de ce Jules César qui doit presque uniquement sa prodigieuse fortune au massacre systématique de plusieurs millions de nos ancêtres. Et quelles brillantes périodes s’échelonnent ensuite devant les yeux du romancier national de nos rêves ! Depuis l’époque où la Gaule romanisée devint la province la plus influente et la plus civilisée de l’empire entier, en passant par celle des invasions successives, toujours submergées par l’ascendant de la race envahie, puis par la période des croisades