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du suffrage universel. Nous n’allons pas sans doute, comme une certaine école de publicistes, jusqu’à soutenir que l’électorat politique est une fonction, et non un droit. Toute fonction suppose des conditions spéciales de capacité que l’exercice du droit électoral n’exige en aucune façon. Ce n’est pas à dire que ce droit ne suppose aucune espèce de condition, et qu’il suffise absolument d’être citoyen pour être électeur. Ce qui est vrai, c’est que les conditions d’électorat politique à exiger du citoyen n’ont rien de commun avec les conditions requises pour l’exercice d’une fonction proprement dite. Cela posé, nous n’acceptons pas du tout la thèse radicale qui assimile le droit politique aux droits sociaux, dits naturels, tels que le droit de posséder, de circuler, de parler, d’écrire, de contracter, de se réunir, de s’associer librement, etc. Ceux-là sont vraiment des droits antérieurs et supérieurs à toute loi écrite. Les constitutions les formulent et les sanctionnent, mais ne les inventent pas ; elles les trouvent inscrits en caractères ineffaçables dans le livre de la conscience humaine. Et comme l’exercice de tous ces droits ne suppose aucune espèce de capacité dans le sens propre du mot, il n’y a point lieu de distinguer le droit virtuel et le droit actuel, comme s’il s’agissait de telle autre espèce de droit. Il n’en est pas de même du droit de voter. Tant qu’une société est encore plongée dans les ténèbres de l’ignorance et de la barbarie, entre-t-il dans la pensée d’aucun publiciste de la faire voter en vertu de son droit naturel ? Et si, dans une société déjà civilisée, telle classe est encore restée, par défaut d’instruction, entièrement étrangère à toute notion et à tout sentiment politique, trouvera-t-on que le moment est venu de l’investir des droits dont elle ne comprendrait ni la valeur ni la portée ? Ce n’est donc qu’autant que l’instruction et un certain esprit politique ont pénétré dans la masse d’une nation qu’on peut songer à y fonder l’institution démocratique du suffrage universel. Et comme en beaucoup de pays, même civilisés, notamment en France, cette instruction est encore fort insuffisante pour garantir l’exercice intelligent et réfléchi d’un pareil droit, le plus simple bon sens demande au législateur des garanties contre l’ignorance, la passion, l’irréflexion, contre toutes les incapacités du suffrage universel.

On nous dit bien que l’éducation du suffrage universel ne se fait que par la pratique ; on nous parle des grands progrès de la sagesse populaire dans notre pays depuis les vingt-cinq ans d’exercice de ce droit. Nous le voyons bien en effet aux choix que fait le suffrage universel, et surtout aux dispositions qu’il semble manifester en ce moment ! Pas plus dans le présent que dans le passé, il ne vote en connaissance de cause, alors même qu’il vote bien,