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de lumière que l’œil ne pouvait plus fixer, et devant lequel j’étais tentée de me prosterner d’admiration. Quel éclat, quelle majesté ! En vérité, je crois que c’est le Dieu du monde. On n’a pas idée de ce spectacle quand on ne l’a vu que de la plaine, et je me sais bien bon gré de m’être donné un peu de peine pour me procurer un si grand plaisir, Nous regardâmes ensuite tout le pays avec attention, et nous vîmes très distinctement le Mont-Saint-Bernard et le Mont-Blanc, toute la chaîne des Montagnes-Noires, le Rhin, une partie de l’Alsace, la Lorraine et la Franche-Comté. La vue n’a de borne à cette hauteur que celle des yeux.

« Quand les nôtres eurent bien satisfait toute notre curiosité, nous aperçûmes un petit chalet sur la crête de la montagne. La faim, qui fait sortir le loup du bois, nous contraignit d’y entrer. Nous vîmes une étable bien garnie des plus belles vaches du monde, bien propre et bien aérée, avec une cuisine à côté ; il y avait une chaudière sur le feu, dans laquelle, sans discontinuer, l’on versait des ruisseaux de lait qui étaient d’une blancheur éblouissante, et qui nous faisaient venir l’eau à la bouche. Nous en bûmes sans discrétion, et je n’en avais jamais ou d’aussi bon, excepté en Suisse. Le maître du logis était un bon anabaptiste, assez sauvage, mais fort hospitalier. Il nous fit asseoir comme il put sur de pauvres sièges de bois, nous servit du beurre bien frais et d’excellent fromage, avec lesquels nous déjeunâmes de fort bon appétit. C’est alors que je songeai à toi ; comme tu aurais fait honneur à ce repas frugal et comblé de joie ta pauvre femme ! Je croyais t’entendre, te voir rire de ces grands ris que j’aimais tant, et dire en un instant mille jolies choses plus piquantes les unes que les autres, inspiré par l’air des montagnes, la liberté et la simplicité du lieu. Pour moi, j’étais si contente et si légère que je croyais avoir des ailes, et que pour rien je n’aurais voulu monter en voiture pour continuer la route… »


Ainsi va l’aimable femme, passant des affaires mondaines aux spectacles de la nature, de la représentation en trois parties de M. de Calonne, — les fausses apparences, — le consentement forcé, — le saut périlleux, — aux paysages des Vosges, mais à travers tout voyant toujours l’image du léger héros qui est au loin et revenant à lui par tous les chemins. Ceci est le sentiment invariable, la note dominante, et avec plus de distinction naturelle, avec un esprit plus délié, Mme de Sabran pourrait, elle aussi, comme Mlle de Lespinasse, dater ses effusions passionnées : « de tous les momens de ma vie ! » Elle y mêle, il est vrai, quelquefois de la gaîté, témoin ce jour où de Spa elle annonce au chevalier qu’elle va se marier, que lord Murray lui a fait ses propositions en s’offrant à la suivre jusque dans les enfers, qu’il ne lui manque plus que le