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assez mal aux préjugés de la sensibilité. Croire à l’habileté de l’état et à l’efficacité de son action peut être une habitude, une opinion erronée ; mais ce n’est pas une émotion. L’indulgence que nous éprouvons pour les conquérans, l’admiration mal éclairée que nous inspirent leurs victoires, ont leur source dans le goût naturel que nous avons pour la force. Si nous voyons deux beaux lutteurs se battre entre eux, nous éprouverons involontairement de la sympathie pour le plus fort des deux qui abattra l’autre. Il y a en outre dans la guerre un déploiement de courage qui ébranle vivement l’imagination et donne un grand éclat aux personnes et aux événemens. De là le goût des enfans et des hommes pour les batailles ; de là vient que les plus grands héros, les plus connus, sont les grands capitaines. Enfin, lorsque les conquêtes sont très rapides, très lointaines, qu’elles embrassent un vaste espace, qu’elles se présentent comme une suite ininterrompue de succès pendant une quinzaine d’années, les chutes, les revers ne font qu’ajouter une sorte de poésie au passé, et plus ces revers sont accablans, plus l’ensemble paraît sublime. Telle est l’explication psychologique du prestige insensé exercé par le premier Napoléon, prestige qui, malgré les protestations des sages, eût été toujours en grandissant dans les siècles futurs, si l’imagination n’avait été frappée en sens inverse par les tristes humiliations attachées depuis au même nom.

De tout autre nature est la confiance superstitieuse qui nous fait croire aux vertus surnaturelles du gouvernement et de l’état, et que l’auteur combat avec une âpreté qui pourrait bien nuire à sa cause, car il semble que ce soit lui-même qui est à son tour sous l’empire d’une émotion. Il a contre l’état, le gouvernement, l’administration en général, une véritable antipathie ; il ne tarit pas sur l’ineptie, l’incapacité, l’ignorance des fonctionnaires. C’est « une agglomération d’hommes dont très peu sont des gens de mérite, beaucoup très ordinaires, et un certain nombre absolument stupides. » Il donne de nombreux exemples empruntés à l’administration anglaise à l’appui de ces accusations. Que fait-on cependant ? Plus les preuves de l’incurie de l’administration sont nombreuses, plus on réclame pour étendre ses pouvoirs. Les fonctionnaires ne font pas leurs devoirs, nommez des inspecteurs, dit-on ; mais qui inspectera les inspecteurs ? L’expérience nous apprend le défaut de sagacité des fonctionnaires, et chaque réforme nouvelle s’appuie sur ce postulat : les fonctionnaires auront de la sagacité. On ne se lasse pas de se plaindre de la bureaucratie, et l’on réclame toujours plus de bureaucratie. « Un corps administratif n’est bon qu’à donner un coup de balai, après quoi il devient une grue malfaisante ou un soliveau inerte. »