Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/437

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
431
UN POÈTE RÉPUBLICAIN SOUS NÉRON.

mais la justice divine n’accomplit qu’à moitié son œuvre. Lucain, devançant Tacite, s’écrie : « Pourquoi les dieux ne s’inquiètent-ils pas autant de défendre la liberté que de la venger ? »

La perte de la liberté, tel est le fonds d’où le poète tire en toute occasion des développemens ou des traits. La mort de Curion, celle du centurion Scæva, celle de Pompée, celle de Caton, ramènent avec des variantes ce thème préféré. Il proteste au nom de sa génération innocente, condamnée avant de naître à la servitude ; dans ses transports, quelque peu refroidis par l’amplification, il porte envie aux barbares insensibles au joug qu’ils ont toujours porté, il accuse les dieux, injustes ou impuissans ; enfin il menace. Il menace l’ennemi qu’un duel non terminé met aujourd’hui encore en face de la liberté : « César et la liberté, ce couple d’adversaires, qui est toujours devant nous dans l’arène. » Il se plaît à glorifier les Brutus, surtout le dernier, le tyrannicide. Il fait confier par Pompée mourant à ses fils et aux descendans qu’il espère la mission sainte de combattre les césars. Il se plaint amèrement que les complots contre les empereurs aient échoué : « la liberté, cherchée tant de fois au péril de notre vie, nous est refusée ! » Ces menaces indirectes prennent par l’accent du poète une force singulière. N’oublions pas qu’il deviendra bientôt lui-même le complice de Pison, qu’il sera le conspirateur indiscret et fougueux que Suétone appelle le porte-étendard de la conjuration.

La haine de l’héritier de César associée au regret de la liberté, voilà bien quelle est maintenant la disposition dominante de Lucain. Une fois dans cet ordre de sentimens, il va jusqu’au bout, et, parmi les effets de la servitude, il s’attache avec passion, pour le flétrir, à celui qui représente à la fois le suprême degré de la flatterie et l’hommage le plus doux à l’orgueil du prince, — l’apothéose. Il n’avait que trop bien montré lui-même dans sa fameuse invocation à Néron jusqu’où pouvaient aller en ce genre les hyperboles adulatrices : aussi semble-t-il que cette idée l’obsède comme un remords. Non, les magnifiques funérailles du Champ de Mars ne prouvent rien, César n’est pas un dieu. Vaincus de Pharsale, hâtez-vous de mourir pour prendre votre revanche dans les enfers ; « descendez avec orgueil de vos humbles bûchers, et foulez aux pieds les mânes des dieux de Rome, » c’est-à-dire des indignes héros de l’apothéose officielle. C’est aux soldats de la liberté, c’est aux âmes vertueuses, que sont réservés les honneurs d’un séjour privilégié. Non, ces cérémonies menteuses n’ont point d’effet : dans la région céleste des bienheureux « ne s’élèvent pas ceux qu’on couche dans l’or et qu’on brûle avec l’encens. » Il est un sanctuaire où habite réellement l’âme du grand Pompée, c’est le cœur de Brutus, le vengeur pieux, c’est aussi le cœur de Caton. L’indomptable Caton,