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ploi au-dessous de la dignité d’une œuvre comme la Pharsale. Il fit donc des allusions, ou plutôt il fit, contre l’asservissement de Rome, des protestations qui atteignaient le règne de l’empereur.

À vrai dire, de pareilles protestations faisaient partie du sujet, car la Pharsale n’avait jamais dû être autre chose que la perte de la liberté racontée et déplorée ; mais Lucain proteste bien davantage à partir du quatrième livre, dont la composition coïncide avec la date de sa disgrâce. Jusque-là, dans les trois premiers, on peut même être surpris de ne pas rencontrer un plus grand nombre de traits contre l’empire ; d’autres s’en étaient déjà permis, et d’une grande hardiesse. Sénèque, à ce moment courtisan de Néron, n’avait-il pas parlé, dans l’Apocolocyntose, d’un certain Crassus « si extravagant qu’on aurait pu en faire un empereur ? » Le mot frappait non pas seulement les derniers empereurs, le fou Caligula et l’imbécile Claude, mais la dignité impériale présente dans la personne de ce jeune homme dont on fêtait l’avènement par un pamphlet contre son père adoptif. Dans les trois premiers livres de la Pharsale, les seuls publiés de son vivant, deux fois seulement Lucain attaque le régime impérial : c’est pour se plaindre des richesses exorbitantes des empereurs, maîtres de la fortune publique, et des démonstrations hypocrites qu’ils imposent à leurs sujets. César vient de mettre la main sur le trésor oublié à Rome par Pompée dans la précipitation de sa fuite : « alors, pour la première fois, dit le poète, Rome fut plus pauvre que César. » Voici l’autre allusion, qui n’est pas plus directe : « pleurez, vous le pouvez, maintenant que la fortune des deux chefs est encore indécise ; quand il y aura un vainqueur, vous serez contraints d’être joyeux. » Il faut croire que Lucain, travaillant sous l’œil du maître, s’astreignait à une certaine prudence. Il n’en fut plus de même lorsqu’il écrivit les sept derniers livres, n’ayant plus à compter qu’avec lui-même, ou peut-être avec une publicité clandestine. À partir de ce moment, les allusions se multiplient, la pensée s’accentue, l’expression prend plus d’âpreté et d’audace.

La série des césars, ces successeurs de Sylla, de Marius, du sanguinaire Cinna, c’est la perpétuité d’une tyrannie toujours menaçante pour la vie de chacun. Dès le jour où Jules César, cédant à de prétendues instances, se fit coup sur coup dictateur et consul « furent inventés tous ces titres que depuis si longtemps déjà notre bouche menteuse prodigue à nos maîtres. » Voici dans ses trois phases l’asservissement des Romains : Sylla et Marius avaient tué la réalité de la liberté ; quand Pompée a disparu, il en a emporté avec lui la fiction ; aujourd’hui c’est la tyrannie sans feinte et sans pudeur, — à l’impudence du maître dans la domination répond celle du sénat dans la servilité. Quelquefois le coupable expie son crime ;