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petit nombre de familles, ou en France, où les lois de la révolution répartissent la terre entre 5 millions de propriétaires au risque de l’émietter en parcelles ? La richesse industrielle était produite jadis au foyer domestique par l’artisan aidé de quelques compagnons, aujourd’hui elle l’est dans de vastes ateliers par une armée d’ouvriers attachés aux mouvemens inexorables de la machine à vapeur ; lequel de ces deux modes de production est conforme à l’ordre naturel ? Primitivement la terre était partout la propriété indivise de la tribu, et ce régime était si général qu’on aurait certainement pu y voir une loi naturelle ; aujourd’hui, dans les pays arrivés à la période industrielle, la propriété individuelle, qui jadis n’existait que pour les meubles, s’applique aussi aux immeubles ; est-ce là une violation de l’ordre providentiel ? Sous l’empire d’idées nouvelles de justice et de certaines nécessités économiques, toutes les institutions sociales se sont modifiées, et il est probable qu’elles se modifieront encore. Il ne doit donc pas être interdit de chercher à les améliorer, si on les croit imparfaites. « Laissons faire, s’écrie l’économiste, la liberté répond à tout. » Sans doute, mais que dois-je faire ? Les lois ne se font pas seules, c’est nous qui les votons ; or c’est à l’économiste à me faire savoir quelles sont celles qu’il faut adopter. Il dira avec M. Passy : « Il ne faut pas que les hommes substituent leurs propres conceptions à celles de la sagesse divine. » Mais le code civil qui règle aujourd’hui en France la répartition des richesses est-il donc une émanation de la sagesse divine ? N’est-il pas plutôt le produit des conceptions juridiques des hommes de la révolution française ? Quand, comme M. Le Play, on veut rétablir la liberté testamentaire, ou qu’on propose, comme dans les chambres belges, de restreindre les degrés de successibilité ab intestat, est-ce qu’on viole les décrets de la sagesse divine ? Les économistes oublient que la base de tout régime économique chez les peuples civilisés, ce sont des lois faites par les législateurs, que par conséquent on peut changer, s’il le faut, et non de prétendues lois naturelles immuables auxquelles il faut se soumettre aveuglément et toujours.

In societate aut vis, aut lex viget, a dit Bacon ; si vous ne voulez pas du règne des lois, vous tomberez sous le règne de la force. Parmi les hommes à l’état de nature, tout appartient au plus fort. Le rôle de l’état est au contraire de faire que la justice préside au partage des biens, et que chacun jouisse des fruits de son travail. Supprimez toute intervention de l’état et appliquez le laissez-faire absolu, tout est en proie, comme parle Bossuet. Le mieux armé égorge celui qui est moins préparé pour la lutte ; il se nourrit de sa chair ou des produits de son labeur. C’est là précisément ce qui arrive parmi les animaux, où, dans cette lutte pour l’existence dont