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« Quel serait l’homme capable de dire et d’exposer tout ce qui se passa dans cette fête ? Eût-il un cœur de fer, eût-il dix bouches, eût-il dix langues, une voix puissante, une poitrine de fer ! » Ici une citation de Pindare, ailleurs une allusion aux fabuleux exploits d’Achille, d’Hector ou d’Alexandre le Grand. Lorsque l’émir d’Édesse entreprend de convertir sa vieille mère, il reproduit le mot du Christ : « à quoi sert de gagner le monde, si l’on vient à perdre son âme ? » Il lui récite un symbole des apôtres, qui est rigoureusement conforme à l’orthodoxie : on voit que le poète a dû suivre un catéchisme de persévérance. D’ailleurs il est aussi versé dans la mythologie profane que dans les histoires bibliques ; il y a presque de l’érudition dans la description qu’il nous fait des peintures dont Akritas embellit son palais de l’Euphrate. Elles représentent toutes les péripéties de l’histoire de Samson avec Dalila et les Philistins, de David avec Goliath et Saül, ainsi que les autres événemens importans du Livre des Rois. »

Bien que le poète ait la prétention d’écrire la biographie de Digénis Akritas, et que par exemple il calcule à une livre près le montant de ses revenus annuels, il est assez visible qu’il a mêlé aux faits réels des traits de pure imagination, empruntés soit à la légende même de Digénis, soit à ses propres lectures, aux épopées antérieures ; mais avec son éducation de lettré byzantin, il ne pouvait manquer d’affaiblir tous les traits épiques qui se présenteraient à sa mémoire. Ainsi les rapts de femmes lui étaient imposés à la fois par ses modèles et par son sujet. Rien n’est plus commun dans les anciennes épopées, et rien n’était plus ordinaire au Xe siècle dans la vie des pays frontières. Dans notre poème, il s’en rencontre jusqu’à trois exemples : l’enlèvement de l’admirable jouvencelle par l’émir, celui d’Eudocie par Digénis, celui de la jeune Arabe par le fils d’Antiochus. Ces faits ne demandaient ni à être expliqués, ni à être adoucis : ils sont une conséquence naturelle de la guerre asiatique. Mais le poète a été trop bien élevé : il souffre de voir violer ainsi le quatrième commandement du Décalogue qui prescrit le respect des parens ; ce défenseur, de la famille trouve un biais pour concilier le droit canon et le droit héroïque. Le rapt a bien lieu, et plus d’une tête est cassée parmi ceux qui poursuivent les fugitifs ; mais le ravisseur finit toujours par faire à ses beaux-parens toutes les soumissions désirables et ceux-ci en viennent toujours à se dire que le ciel ne pouvait leur envoyer un meilleur gendre.

Une autre donnée qui se retrouve dans la plupart des épopées, ce sont les infractions du héros à la chasteté ou à la foi conjugale. Elles ont quelquefois un sens mythique : telles sont les infidélités de Jupiter ; mais dans aucun cas, Homère ni Hésiode ne songent à se formaliser de ces peccadilles. Il n’en est pas de même chez