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pour ces tendresses de pères qui veulent continuer chez autrui une destinée incomplète ! Le premier soin des parens est de limiter le nombre de leur progéniture. D’autre part, dans un pays où l’on est plus curieux de conserver que d’acquérir, et où les enfans aiment mieux la médiocrité toute faite que la richesse à faire, ceux-ci s’attribuent une espèce de droit inaliénable sur les fruits du travail de leur père ; les exhéréder, ce serait leur refuser l’élément nécessaire de leur élévation, qui devient souvent le jouet de leur caprice. La loi, d’accord avec les mœurs, a réservé leur part. Les peuples commerçans au contraire pensent moins à faire des lettrés que des hommes, moins à leur transmettre la richesse que les moyens de l’acquérir. Ajoutons qu’en France, Dieu merci, un homme n’est pas absolument mesuré à l’aune de ses écus, que la médiocrité y est supportable, et que l’estime qu’on obtient dans d’autres carrières refroidit la passion commerçante.

Nous voilà tels que l’histoire et non la nature nous a faits. Il serait absurde de nier que les idées de la bourgeoisie n’aient un côté noble et élevé. Rarement on voit répandus de la sorte le goût des plaisirs de l’intelligence, le besoin d’embellir sa vie par les arts ou la science. Rien ne mérite plus de respect que ces carrières libérales où le talent est presque toujours une condition de l’activité. L’erreur consiste à croire qu’elles fournissent les seuls grands emplois intellectuels. Ne nous y trompons pas : elles ont, comme tout autre métier, pour but immédiat le gain. « Dans un pays démocratique, dit Tocqueville, toutes les professions ont un air de famille. » L’honneur véritable qu’on en tire consiste dans l’étendue et le rang des facultés qu’elles mettent en jeu. S’il en est ainsi, toute occupation n’est-elle pas libérale, au sens vrai du mot, quand elle exige et développe des facultés considérables ? On se figure trop chez nous qu’entre les différentes sortes de commerce il n’y a qu’une différence de degré et de profit. Beaucoup de gens ne préfèrent le marchand en gros au détaillant que parce qu’il gagne plus. C’est exactement comme si l’on mettait un saute-ruisseau sur le même rang qu’un notaire. Non-seulement il faut pour le grand commerce des connaissances étendues et précises, les longues prévisions de l’économie politique, un vaste horizon intellectuel, mais encore une espèce de science de gouvernement, l’art de manier les hommes, chose plus difficile cent fois que de diriger des machines, enfin l’étude attentive des peuples les plus divers : ce qui est bien aussi beau que d’interpréter des textes de loi.

Lorsque les Français auront compris cela, ils tourneront vers le commerce extérieur leur ambition, qui se ronge et se dévore elle-même. Personne ne les empêchera de revenir dans leur pays, ils n’abdiqueront aucune de leurs aspirations légitimes ; mais au lieu de