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persévérance, la connaissance des hommes, l’habileté. On peut le comparer à l’alliage solide qui donne sa valeur au métal le plus précieux. C’est ainsi que la guerre, malgré ses funestes conséquences, a du moins le mérite de mettre l’homme tout entier en mouvement, développe chez lui des qualités extraordinaires, fait du sacrifice une vertu commune, un devoir journalier. L’homme est bâti de telle sorte qu’il n’atteint le plus haut point de ses facultés que par le mépris de la vie. Moins désintéressé, mais plus conforme à nos véritables destinées, le commerce offre une forme d’action populaire, s’inspire de motifs palpables, et non de sentimens abstraits ; il arrache à leur inertie la masse des esprits flottans, qui, dans un temps de controverse et de doute, seraient paralysés par l’indifférence, et, une fois l’impulsion donnée, le mouvement de la vie rentre avec son cortège d’émotions dans les âmes languissantes. Quel est le défaut du mobile lucratif ? Il rabaisse l’idéal. Les hommes sont moins fous, mais moins héroïques. Ils pourront être à la fois sensés et médiocres, soit : cela est inévitable, c’est une des suites de la démocratie ; mais ne voit-on pas précisément que ce mobile s’élève et s’épure quand on l’applique aux grandes opérations du commerce international ? On y brave des dangers, tantôt celui de la spéculation, tantôt le péril immédiat de la mer ou du climat. Il faut déployer une autre espèce de courage qu’à la guerre, mais il n’en faut pas moins. Il n’y a plus d’honneur à braver le danger sans nécessité, mais il y en a beaucoup à l’affronter, à le réduire, à l’enchaîner pour ainsi dire. Ce n’est plus un jeu de hasard, c’est une lutte savante contre les obstacles, une sorte de guerre livrée à la nature. Le combattant est brave et reste prudent : est-il une plus belle forme du courage ? Autre bienfait : le commerce qui se meut dans un cercle étroit a pour effet de rétrécir l’âme ; il fait de la concurrence une lutte entre concitoyens. Le grand commerce change le théâtre de l’action ; il met en cause l’honneur du pavillon, rappelle au négociant isolé des siens les mérites de la solidarité nationale, et lui restitue ainsi les mobiles patriotiques. Celui-ci est fier de mettre sur sa marchandise l’estampille de son pays.

Dans une civilisation déjà ancienne, cette énergie féconde, expansive, est le bien le plus désirable. Nous sommes précisément à la période critique : la famille, l’éducation, les mœurs nous prodiguent des dons infiniment rares ; on n’oublie que la faculté maîtresse, l’énergie. L’histoire montre que chez un peuple les qualités d’esprit naturelles ou acquises ne s’effacent que lentement, elles dégénèrent plutôt ; les qualités d’action se perdent les premières. Lessing parle d’un bel arc d’ébène, lequel, étant rude et grossier, unissait