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corps de peuple. En 1870, la victoire a fait l’empire, faut-il admettre qu’il suffirait d’un malheur pour le défaire ? Doit-on penser aussi qu’une paix prolongée rendrait les Allemands à leurs dissensions naturelles, et que, pour rester toujours unis, ils sont obligés de vaincre toujours ? Les rédacteurs de la Semaine militaire sont des gens qui pèsent leurs paroles, et qui savent très bien ce qu’ils veulent dire. Nous nous souvenons d’avoir rencontré un jour en voyage un Prussien assez original à qui son médecin avait enjoint de se secouer, de se remuer beaucoup, pour conjurer l’excessif embonpoint dont il était menacé. A peine était-il descendu dans une auberge, il entamait une violente discussion avec le premier venu, et peu s’en fallait qu’il ne prît son homme au collet. On aurait pu croire qu’il se fâchait ; point, il se donnait du mouvement. La nuit, sans trop se soucier du repos de ses voisins, il se relevait pour faire des armes et tirait à la muraille pendant deux heures, — au demeurant le meilleur fils du monde. Quand les aubergistes se plaignaient, il leur répliquait avec le plus grand flegme qu’il suivait les ordonnances de son médecin, que ces exercices nocturnes étaient nécessaires à sa santé. Il serait fâcheux que les médecins politiques et militaires de l’Allemagne lui prescrivissent un traitement du même genre, et qu’elle en vînt à se persuader que le repos ne convient pas à son tempérament, qu’elle risquerait de contracter dans une paix prolongée quelque maladie mortelle, que pour se bien porter et se tenir en haleine, elle doit se livrer tous les quatre ou cinq ans à cet exercice violent qu’on appelle la guerre. M. Mommsen vient de déclarer solennellement, urbi et orbi, que ses compatriotes ne feraient jamais que des guerres nécessaires ; comprenait-il dans le nombre les guerres hygiéniques ? À ce compte, notre pauvre Europe est mal en point, elle finira par devenir absolument inhabitable.

Espérons qu’il n’en sera rien, et que ce n’est pas en vain que dans un discours chaudement applaudi le prince impérial d’Allemagne évoquait l’autre jour à Cologne « l’image de la paix dorée. » Puissent les Allemands se défier des recommandations de leurs médecins casqués qui écrivent dans la Semaine militaire ; puissent-ils leur répondre comme Hamlet : « Crois-tu qu’il soit aussi facile de jouer de moi que de la flûte ? » Il est à souhaiter que la France ne croie pas trop à leur sagesse, et puisque aujourd’hui tous les peuples se complaisent à fêter leurs saints et leurs héros, elle fera bien de se placer sous l’invocation de son véritable saint national, de celui qu’ont adoré tous ses grands hommes, de l’éternel bon sens, « lequel est né français. » Elle lui a fait trop d’infidélités ; qu’il soit désormais son unique conseil ! Il la gardera de la longue épée de saint Arminius, et il lui apprendra aussi à ne pas faire trop de fond sur les bonnes paroles, sur les sourires agréables, sur les complimens filandreux de saint Boniface et de ses acolytes.


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