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guère conservé du christianisme que la notion de l’égalité des hommes et le principe de la bienfaisance sans acception de personnes, de classes et de races. Mais dans une autre partie de l’Europe la réaction contre la religion matérialisée du moyen âge a amené une réforme qui est beaucoup plus qu’une simple réforme, car cette fois nous avons affaire à une religion qui repose directement sur un fait de conscience, sur le sentiment arrêté que les êtres croyans et voulans ont des lois à eux.

Je ne songe point à faire un cours de théologie comparée ; cependant, pour l’intelligence du développement général de l’esprit moderne, il importe de relever ici ce que M. Lecky a trop méconnu. Dans ses appréciations, l’historien du rationalisme est égaré par une idée préconçue. La doctrine du salut restreint, c’est-à-dire du salut réservé à une seule opinion, est à ses yeux la principale cause des persécutions aussi bien que des fraudes dévotes dont le moyen âge se faisait un devoir, et, comme il voit que les réformateurs n’ont pas cessé d’admettre une foi nécessaire au salut, il croit retrouver dans le dogme réformé la même erreur qui avait fait dévier le moyen âge ; mais en cela il se laisse tromper par une analogie de mots. En réalité, la foi qui sauve, suivant le symbole protestant, n’a plus rien de commun avec l’acceptation d’une certaine doctrine connue de tous et que chacun doit adopter en reniant son sentiment personnel du vrai et du juste. Tout au contraire elle consiste à être soi-même, involontairement et irrésistiblement, un esprit où se reflètent en quelque sorte les vraies volontés de l’éternel. A la lettre, il n’y a plus rien de théologique dans la conviction qui s’est exprimée pour la première fois par la formule luthérienne. Théologien, Luther l’était encore, et l’était même beaucoup trop par sa manière de s’expliquer la naissance de la foi ; mais en donnant le nom de foi à la condition que nous avons tous à remplir pour ne pas nous heurter à la toute-puissance, il ne faisait qu’affirmer une loi de notre être, que la conscience humaine jusqu’à lui avait à peine soupçonnée. Il constatait que, à notre su ou à notre insu, nous avons en nous une persuasion centrale et fixe qui ne fait qu’un avec la tendance fixe de notre volonté ; il constatait que ce n’est pas la piété qui nous sauve, ni la sensualité qui nous perd, mais que tous nos mobiles à la fois tournent au mal ou au bien, suivant que nous portons ou non au cœur de notre être une juste conception du pouvoir qui gouverne l’univers. Il voulait dire enfin qu’il y a un lien inévitable entre la destinée totale d’un homme et son propre sentiment de la nécessité suprême, et que ni les commandemens des églises ou des pouvoirs civils, ni les recettes de conduite que la science ou notre propre jugement peut nous recommander comme les meilleures à adopter, ne sauraient nous