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personne[1] prêtât ici dans la circonstance, et peu généreusement à coup sûr au malheureux monarque des sentimens qui furent loin de son cœur. Quoi qu’il en soit, le ministre prussien se complut pendant des heures entières dans des réminiscences et des historiettes où il fit briller tout son esprit, et de son côté M. Thiers, à peine revenu de ce voyage de quarante jours pendant lequel il avait deux fois traversé l’Europe et négocié avec tant de souverains et de ministres, n’était pas en reste d’anecdotes piquantes et d’aperçus ingénieux. Il pensa cependant devoir rappeler après un certain temps les affaires sérieuses qui l’amenaient au quartier-général ; mais M. de Bismarck, — ce « sauvage plein de génie, » comme devait l’appeler bientôt l’homme d’état français dans ses épanchemens à l’évêché d’Orléans, — semblait vouloir prolonger autant que possible un babil délicieux, et, prenant la main de M. Thiers, il s’écria : « Laissez-moi, je vous en supplie, laissez-moi, il est si bon de se trouver un peu avec la civilisation ! » La civilisation, admise à la fin à plaider de nouveau sa cause, n’en retrouva pas moins l’ancien « comte de fer » sous le causeur affable et disert de tout à l’heure : les arts n’avaient décidément en rien adouci les mœurs politiques du sauvage. Alors M. Thiers se souvint des dispositions favorables qu’il avait rencontrées en Russie, et il crut utile de les faire valoir dans un moment aussi critique. Déjà pendant son séjour à Saint-Pétersbourg il avait adressé à la délégation de Tours une dépêche télégraphique singulièrement optimiste. « Il avait tout lieu, y disait-il, d’être très satisfait de l’accueil de l’empereur, de la famille impériale, du prince Gortchakof et des autres dignitaires aussi bien que de celui de la société russe en général. L’empereur et son chancelier s’étaient chaudement exprimés contre l’exigence par la Prusse de conditions de paix exorbitantes ; ils avaient déclaré que la Russie ne donnerait jamais son consentement à des conditions qui ne seraient pas équitables, que par conséquent le consentement des autres puissances ferait également défaut : les exactions de la Prusse ne seraient de la sorte que l’effet de la force et ne reposeraient sur aucune sanction[2]. » Sans entrer

  1. « Il (M. de Bismarck) ne sort plus qu’accompagné, et des agens de police français viendront jusqu’à la frontière pour le suivre pendant tout le voyage, » mandait M. de Barral de Berlin, le 1er juin 1866, trois semaines après l’attentat de Blind. M. Jules Favre (Histoire du gouvernement de la défense nationale, t. Ier, p. 163-164) parle des inquiétudes manifestées par le ministre de Guillaume Ier lors de l’entrevue au château de Haute-Maison à Montry : « Nous sommes très mal ici ; vos francs-tireurs peuvent m’y viser par ces croisées. » On se rappelle aussi le langage du chancelier d’Allemagne dans les chambres prussiennes concernant l’attentat de Kulmann.
  2. D’après l’analyse de lord Lyons, à qui M. de Chaudordy communiqua ce télégramme. Dépêche de lord Lyons, du 6 octobre 1870. — Il est curieux de rapprocher de ce singulier télégramme de M. Thiers l’opinion exprimée par le prince Gortchakof devant l’ambassadeur anglais » que les conditions indiquées dans la circulaire de M. de Bismarck du 16 septembre ne pouvaient être modifiées que par les événemens militaires, et que rien n’autorisait une semblable conjecture. » (Dépêche de sir A. Buchanan du 17 octobre.) Or les conditions indiquées dans la circulaire prussienne du 16 septembre étaient déjà l’Alsace et Metz.