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n’y a point de parti en état de grâce, il n’y en a point non plus avec qui un ministre ne puisse traiter sans déshonneur pour le gagner à ses idées. Un homme d’état doit savoir se servir de tout, même des fous, quand ils ont, comme on dit en Italie, « un cœur d’or et une tête de buffle. » Laissons la théologie et le jugement dernier aux théologiens. Le fils de l’homme, est-il écrit dans l’Évangile, mettra les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche ; — à quoi Goethe ajoutait : « Et il dira aux gens de bon sens : Asseyez-vous là devant moi, afin que j’aie le plaisir de vous regarder. » Selon les cas, un vrai politique se réserve de faire campagne avec les brebis ou avec les boucs. Il est des brebis stupides et entêtées dont il est impossible de se faire comprendre ; il est des boucs intelligens auxquels on fait entendre raison quand on veut bien s’en donner la peine. A l’église seule il appartient de lire dans les cœurs et de n’admettre dans son commerce que les enfans de la promesse. L’autre jour, le saint-père envoyait un bref au congrès catholique de Florence pour lui recommander la fermeté dans les principes et la vigilance à l’endroit des idées de conciliation, qui sont des pièges du catholicisme libéral. Et l’autre jour aussi nous lisions dans une lettre écrite au nom du comte de Chambord « qu’il faut choisir, comme l’a si bien dit le grand évêque de Genève, entre l’eau bénite et le pétrole. » Le grand évêque de Genève est dans son rôle quand il ne voit au monde que le pétrole et l’eau bénite, quand il tient tout libéral qui ne fréquente pas les bénitiers pour un incendiaire inconscient. Hélas ! on a vu briller jadis sur la place de Grève d’horribles flammes où le pétrole n’avait point de part, et quiconque n’est pas évêque fera bien de méditer cette parole : « notre religion est sans doute la seule bonne, la seule vraie ; mais nous avons fait tant de mal par son moyen que, quand nous parlons des autres, nous devons être modestes. »

Le dogmatisme politique est aujourd’hui un phénomène étrange, un véritable anachronisme, qui étonne l’Europe et lui déplaît. Depuis quelles années, la politique est devenue plus que jamais une science tout expérimentale, qui se défie des doctrines, qui examine dans chaque cas particulier ce qui est utile ou ce qui est possible, et s’occupe par-dessus tout des faits et de la logique des faits. Comme l’a remarqué l’ingénieux auteur d’un livre sur la constitution anglaise, nous vivons dans un temps de réalisme, et nos habitudes d’esprit ont été modifiées par le développement considérable qu’ont pris les sciences d’observation, par le développement plus considérable encore qui a été donné au commerce. Autrefois la philosophie raisonnait beaucoup sans se croire obligée d’observer les faits ; aujourd’hui, pour découvrir les secrets de la création, M. Darwin compte sur les expériences soigneuses et répétées qu’on peut faire sur des pigeons. « Son héros, dit M. Bagehot, n’est point un philosophe enfermé dans son cabinet et tout entier à sa pensée ; c’est l’habile éleveur, sir John Sebright, qui avait coutume de dire