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leur victoire commence une ère de prospérité qui doit durer mille ans. Selon l’usage de ces sortes d’ouvrages, Rome est fort durement traitée. Les temps étaient alors mauvais pour elle et pouvaient donner quelque espoir à ses ennemis que sa ruine approchait. Au nord les Goths, sous lesquels elle devait un jour succomber, se préparaient à passer le Danube ; à l’est, le roi des Perses, Sapor, attaquait l’Arménie. Commodien ne doute pas que cette double menace n’annonce la fin de la domination romaine, et il y applaudit d’avance. « Qu’il disparaisse à jamais, dit-il, cet empire où régnait l’iniquité, qui, par les tributs qu’il levait partout sans pitié, avait fait maigrir le monde, » et il ajoute d’un air de triomphe : « elle pleure pendant l’éternité, elle qui se vantait d’être éternelle ! »

Luget in æternum, quæ se jactabat æterna !

C’est assurément un beau vers, si l’on ne regarde que la vigueur de la pensée ; mais en réalité est-ce un vers ? La quantité, comme on voit, n’y est guère respectée, et ce n’est point par hasard qu’elle est violée, c’est par système : Commodien fait profession de n’en pas tenir compte. Pour nous, dont l’oreille est habituée à la métrique savante de Virgile et d’Horace, cet oubli des règles élémentaires de la versification latine nous choque, et nous sommes d’abord tentés de n’y voir que l’ignorance d’un écolier ou le caprice d’un barbare. C’est pourtant autre chose, et ces fautes grossières, dont notre goût s’indigne, ont plus d’importance et méritent plus d’attention qu’il ne le semble. Elles sont sans doute l’indice d’un art qui finit, mais elles annoncent aussi un art qui commence. Je voudrais montrer en quelques mots à quel travail sérieux et profond se rattachait cette tentative étrange de Commodien et ce qu’elle faisait prévoir pour l’avenir.

Quand on dit que le vers est une musique, on ne fait pas seulement une métaphore, on donne une définition exacte de la poésie. Dans tous les pays, la musique du langage provient de l’alternance des sons, et les sons diffèrent entre eux parce qu’ils sont plus longs ou plus courts, plus aigus ou plus graves : de là deux principes d’harmonie dans les langues, la quantité et l’accent. Les Grecs n’étaient guère sensibles qu’à la quantité ; leurs vers se mesuraient par une succession de syllabes brèves ou longues : aussi sont-ils plus variés et plus musicaux que les nôtres, les longues et les brèves pouvant se mêler ensemble de beaucoup de façons et former des combinaisons d’une richesse infinie. Chez les peuples modernes, c’est d’ordinaire l’accent qui l’emporte. La révolution qui, dans la poésie, a substitué l’un de ces principes à l’autre ne s’est