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définitivement accomplie qu’au début du moyen âge, mais dès l’antiquité même ils étaient quelquefois en lutte. Chez les Romains, la domination de la quantité ne fut jamais acceptée sans quelque résistance : tandis que les ouvrages composés pour les lettrés, l’Enéide de Virgile et les Epitres d’Horace, reproduisent les mètres grecs avec une aisance merveilleuse et une irréprochable fidélité, le peuple faisait des vers boiteux où l’influence de l’accent contrarie à chaque instant celle de la quantité, où l’on ne tient plus compte des finales, où la syllabe accentuée tend à devenir la syllabe longue. On remarque naturellement que ces fautes augmentent avec le temps, à mesure que le goût se perd, que les anciens usages s’effacent, que les étrangers et les provinciaux prennent plus d’importance dans l’empire ; elles deviennent pour ainsi dire la règle dans certains pays comme l’Afrique, éloignés du centre, où la littérature échappe plus aisément aux traditions du passé et se développe dans des conditions nouvelles.

On n’est pas surpris, quand on connaît Commodien, que cette manière libre et populaire de versifier lui ait beaucoup convenu. Ses goûts ne le portaient pas à pratiquer les grands écrivains et à respecter les traditions classiques. Il s’emporte quelque part contre ceux qui perdent leur temps à lire Térence, Virgile ou Cicéron ; quant à lui, ses inspirations et ses maîtres sont ailleurs. « Je ne suis point un poète, disait-il, je n’ai pas reçu la mission d’être un docteur, je me contente de livrer à tous les vents les prédictions des prophètes. » Ces prophéties, qu’il veut reproduire et répandre, ce sont celles des sibylles : on a fait voir comment, de l’Égypte et de l’Asie, elles avaient pénétré dans les pays où l’on parlait latin ; là, comme on ne pouvait pas les comprendre dans l’original, on en avait fait des traductions grossières, tout à fait accommodées aux goûts de la foule. C’est saint Augustin qui nous l’apprend ; il raconte qu’un jour qu’il avait manifesté la curiosité de les lire, on les lui apporta « traduites par je ne sais quel poète ignorant, dans un latin barbare et en vers qui ne se tenaient pas sur leurs pieds. » Ces vers irréguliers, et inégaux, ces a quasi-vers, » comme on les appelait, ont probablement servi de modèle à Commodien. Ainsi pour la forme comme pour le fond c’est des chants sibyllins que sa poésie procède. Il n’a pas plus de souci de la quantité que ces « poètes ignorans » dont se moquait saint Augustin, et prend avec elle des libertés incroyables. La fin du vers ressemble seule d’un peu loin au vieil hexamètre[1] ; mais dans le reste la fantaisie du

  1. Une des particularités du vers hexamètre, c’est qu’en général, dans les deux derniers pieds, l’accent et la quantité se confondent. Dans les deux mots tegmine fagi, l’accent est sur la première syllabe aussi bien que le temps fort. C’est pour cela que les deux derniers pieds des vers de Commodien ressemblent souvent à ceux de l’hexamètre régulier. En réalité, il ne tient compte que de l’accent, c’est-à-dire d’un seul des deux élémens qui sont réunis à la fin du vers classique. Pour lui, facti de ligno sonne tout à fait comme primus ab oris, et dominus dixit comme tegmine fagi. Voyez sur ces questions si importantes et si mal connues le Traité d’accentuation latine de MM. Weill et Benlœw, et l’étude sur le Rôle de l’accent latin dans la langue française, de M. Gaston Paris.