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qu’il en fut, lui aussi. Vous souvient-il de ces quatre lignes charmantes d’Henri Heine sur Chopin ? « Lorsqu’il improvise au piano, vous croiriez avoir devant vous un voyageur qui revient du pays des songes et vous seriez tenté de lui demander : — Eh bien ! mon brave, les arbres chantent-ils toujours là-bas de si jolis airs au clair de lune ? » Qui n’aimerait à pouvoir caractériser de la sorte un Schubert, un Bellini ? Schubert, la floraison perpétuelle, l’inspiration inépuisable, un Midas de nouvelle espèce qui change en mélodie tout ce qu’il touche, le correct Mendelssohn, qui taille dans le plus pur cristal de roche sa large coupe au cercle d’or, le démoniaque Berlioz aux visées titaniques, poète jusqu’en ses avortemens, le Sicilien Bellini, un Pergolèse, douce et mélodieuse organisation avec un souffle de Spontini et qui, moins délicate et moins faible, eût peut-être avant Verdi essayé d’une réforme dramatique de la tradition rossinienne ! Et penser que des hommes de cette trempe ne figuraient alors qu’au second rang, n’occupaient que des coins, je dirai presque se perdaient dans la foule !

Non, de pareils spectacles n’éblouissent pas deux fois le monde, la musique, comme la statuaire grecque, aura d’un seul coup donné tout ce qu’elle avait à donner. Pourquoi n’en serait-il pas de cet art absolument moderne et climatérique comme de la plastique grecque, et pourquoi n’aurait-il pas, lui de même à son tour, répandu, épuisé sa vie et son âme dans l’épanouissement prodigieux des cent ou cent cinquante dernières années ? Sans doute la musique ne date pas de Hændel et de Bach, et bien des essais mémorables avaient préludé aux illustres conceptions de ces maîtres, comme il est vrai que les métopes de Sélinonte précèdent celles du Parthénon, et que les saints renfrognés de l’école byzantine sont venus avant les archanges lumineux et sourians du divin Sanzio ; mais, sans méconnaître aucun effort, sans négliger ni les cantates d’Alexandro Scarlatti, les concerti de Corelli, les morceaux d’orgue de Frescobaldi, ni les compositions parfois sublimes de ce Stradella, en qui semblent vivre la flamme et les aspirations d’un homme de notre temps, — n’est-il pas permis d’affirmer que la langue qui se parle en musique de nos jours vient de Bach, comme notre prose littéraire vient de Pascal ? L’organiste de Leipzig meurt en 1750, après avoir dans son cerveau de titan accumulé, classé, épuré, animé du souffle de l’esprit toute la science de l’âge antérieur ; en 1868, Rossini quitte ce monde, — Rossini le magister clegantiarum par excellence, le scepticisme raffiné et la cordiale bonhomie, le demi-dieu en qui les connaisseurs et les simples amateurs communient, et qui restera classique partout où l’esprit, la grâce et l’aristocratie du bien dire continueront à florir. Je ne sais, mais il me semble que de l’antiquité aux temps modernes j’entends ces deux