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essentielle étant à peu près achevée, je devais me mettre au nombre des privilégiés du sort. Comme protestation contre une infirmité précoce, je songeais à un grand voyage, le dernier sans doute.

Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem,

disais-je, et voici qu’Aréthuse elle-même venait m’inviter à visiter son beau rivage. J’acceptai, et le 24 août je m’embarquai à Gênes pour Palerme avec deux jeunes amis, M. Gaston Paris et le marquis Joseph de Laborde, dont les fraîches sensations me rappelaient celles que j’éprouvai il y a vingt-six ans en touchant pour la première fois la terre d’Italie.


I.

La vue de la Sicile, à la hauteur de Palerme, nous frappa d’admiration. Ce n’est ni la Syrie, ni la Grèce ; c’est plutôt l’Afrique, quelque chose de torride et de gigantesque, donnant l’idée de l’indomptable et de l’inaccessible. Quand on entre dans la baie, la scène change. Bornée à ses deux extrémités, d’un côté par le mont Pellegrino, de l’autre par le mont Catalfano, comme la baie de Naples l’est par Ischia et Caprée, la baie de Palerme le cède à cette dernière pour la grandeur et la variété ; mais elle a une simplicité de lignes qui charme. À droite et à gauche, deux redoutables masses arides, terminant une sorte de ligne d’or, formée par des constructions éblouissantes ; — derrière la ville, une précinction de verdure et de végétation tout égyptienne ; — à l’horizon, les plus arides sommets que j’aie vus depuis l’Antiliban, voilà Palerme. La ceinture de jardins doit sa vie à de nombreuses sources qui sortent du pied de la montagne. Des hauteurs de Montréal, on dirait la Ghouta de Damas ; seulement, les ruisseaux étant cachés sous les arbres, rien ne rappelle ces innombrables petits filets d’argent qui sillonnent la plaine de Damas et qui, vus de la coupole de Tamerlan, font un effet qu’on n’oublie pas. Ce qui caractérise Palerme, c’est la gaîté et la vie. Les rues, avec leurs balcons avancés et les saillies que forment les accessoires des fenêtres, sont d’un effet très agréable. Le soir, vers huit ou neuf heures, le mouvement des grandes voies est plein de caractère. Une population éveillée, attentive, curieuse, connaissant ses étrangers par leur nom au bout d’un jour ou deux, s’y presse, et, grâce à une profusion d’éclairage, stationne à certains endroits comme en un salon. Dans les constructions modernes, le mauvais goût espagnol a laissé trop souvent son empreinte ; mais les restes de l’art arabe et siculo-normand émergent à chaque pas