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à personne par le pur sentiment d’amitié. Quand on est jeune, le plaisir, les passions et les mêmes goûts forment les liaisons et les désunissent. Mon sentiment et mon attachement n’avaient aucun de ces motifs... » La vérité est encore que, dans toutes ces exubérances, il y a un peu de la bourgeoise entichée et infatuée de voir monter sur un trône un jeune homme qui par une ancienne habitude l’appelle sa mère, qu’elle appelle son fils. « Mon roi! mon fils! Quelle est la simple particulière qui peut dire cela? Moi seule. » Il y a chez elle un peu de cette « vaine gloire » dont parle Marmontel. C’est assez pour qu’elle s’intéresse d’une amitié passionnée à cette fortune nouvelle qu’elle voit surgir avec un naïf orgueil, comme si elle se sentait remuée et relevée à ses propres yeux.

Quel est donc ce jeune roi avec qui Mme Geoffrin est en correspondance intime et familière dès la première heure de son règne, de qui elle reçoit des lettres pleines d’effusion, qu’elle entreprend d’aller visiter dans son lointain royaume? Ce n’est point assurément un personnage sans intérêt ; c’est une destinée romanesque et fatale. Stanislas-Auguste Poniatowski avait trente-deux ans au moment de son élévation au trône de Pologne en 1764. Il était le quatrième fils d’une famille nombreuse, et par sa mère, une princesse Czartoryska, il se rattachait à la vieille Pologne des Jagellons. Il devait sans doute la couronne à l’illustration de sa famille, à l’influence de ses oncles, les deux princes Czartoryski; mais il la devait encore et surtout à l’éclat de ses aventures à la cour de Russie. Arrivé en Russie comme un simple gentilhomme polonais présenté par l’ambassadeur anglais sir Charles Hanbury Williams, revêtu bientôt lui-même par une faveur singulière du titre de ministre de Pologne à Saint-Pétersbourg, il avait été l’amant passionné et aimé de celle qui allait être Catherine II. Jeune elle-même et charmante, alliant tous les dons de la séduction à une intelligence supérieure, impatiente de vivre en attendant de dominer et pour le moment réduite à se débattre dans une atmosphère étouffante entre une tsarine vieillie et un grand-duc idiot, Catherine s’était donnée à Poniatowski et Poniatowski s’était encore plus donné à elle. On dit qu’ils avaient eu leurs premiers rendez-vous chez le consul d’Angleterre. Leurs amours ressemblaient à une aventure qui n’était pas toujours sans péril. La grande-duchesse s’échappait quelquefois la nuit du palais sous un déguisement d’homme, ou bien elle recevait furtivement chez elle le jeune Polonais. Catherine ne dit pas tout dans les Mémoires qu’on connaît, elle en dit assez pour ne point déguiser ce qui était le secret de tout le monde. C’est elle-même qui raconte d’un ton dégagé cette scène comique où le comte Poniatowski, étant allé lui rendre visite avec le comte Horn, envoyé de