Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/287

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa situation. « C’est un torrent de peines contre lequel il faut que je nage, dit-il; je le fais et le ferai tant que je pourrai. » Puis, quand sonne l’heure du démembrement qu’il n’a pu conjurer, il écrit à Mme Geoffrin : « Ce n’est pas quand votre ami est malheureux que vous cesserez de l’aimer, et je le suis de toutes les façons... La calomnie me déclare complice du démembrement par la bouche de ceux qui s’obstinent à m’imputer le désir du despotisme toutes les fois que je travaille à faire sortir la Pologne de l’anarchie... Je dis plus que jamais : Heureux les gens morts! heureux mon frère qui est mort à Vienne ! »

Pour Mme Geoffrin il est clair que le voyage de Varsovie a été une épreuve critique, peut-être l’occasion de quelque mécompte, de quelque froissement intime. Elle a emporté une blessure secrète qu’elle n’avoue pas tout de suite. Bientôt cependant elle se laisse aller à d’étranges allusions sur « la différence entre les actions et les paroles. » Elle a des mots assez vifs, et il y a même un jour où elle renvoie à Stanislas-Auguste les lettres qu’elle a reçues de lui. Elle ne manque pas de fierté, la bonne dame, et elle est toujours prompte à se redresser. Ce n’est point sans doute qu’elle se désintéresse des affaires de son roi; elle ne cesse au contraire de lui écrire, de s’associer à ses peines, elle reste l’amie attentive et affectueuse de tous les instans. Elle ne peut recevoir une lettre sans s’attendrir au récit de tant de misères qui se succèdent. Un jour de premier de l’an, elle écrit à Stanislas-Auguste : « Si les vœux les plus tendres et les plus sincères étaient exaucés, votre majesté jouirait de tout le bonheur qu’elle mérite. Hélas! l’impuissance de mes souhaits me réduit aux soupirs. Une étoile aussi brillante devait-elle s’éclipser sitôt? Il y a cinq ans que vous êtes sur le trône, et à peine en avez-vous joui une année tranquillement. Pendant mon séjour à votre cour, j’ai vu l’orage se former. Puis-je avoir la douceur de le voir finir avant de mourir. Il y a bien des Polonais ici; je ne les vois pas sans un serrement de cœur. Je n’ose leur faire des questions dans la crainte d’apprendre de nouveaux malheurs. »

Oui certes. Mme Geoffrin est toujours la fidèle et vieille amie; mais elle a beau faire, elle a changé de ton, et on dirait que, si elle ne cesse pas de s’intéresser jusqu’au bout aux malheurs de celui qu’elle n’appelle plus guère « mon fils, » elle se fait moins d’illusions sur l’amitié des princes, sur la place qu’elle occupe dans le cœur de son roi. Elle ne s’y fie plus qu’à demi. Et puis l’âge commence à venir. Cette femme sensée et régulière rentre en elle-même, tenant à mettre de l’ordre dans les affaires de ses dernières années, comme dans les affaires de son salon, raisonnant sa mort comme elle a raisonné sa vie. La voilà prenant sa plume la plus légère pour écrire