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son roi, les attentions soutenues pour les habitués de sa maison, elle parle de sa tête qui s’affaiblit, de la mémoire qui lui manque, des étourdissemens qui la fatiguent. Elle n’a plus la même activité, et ce n’est pas seulement Mme Geoffrin qui vieillit, c’est le siècle tout entier qui commence à changer autour d’elle. Les idées, les mœurs, les habitudes sociales se transforment avec un nouveau règne qui n’aura pas, quant à lui, la « fin d’un beau jour » comme la vie du sage, qui est destiné à être le dernier règne de la vieille monarchie et de la vieille société. Déjà les signes se multiplient, et ce salon dont Mme Geoffrin a fait son royaume, où elle a si longtemps maintenu la modération et la décence dans la liberté de l’esprit, ce salon ne suffit plus; l’atmosphère en est trop paisible, trop tempérée. Les impatiens, ceux qui veulent parler trop haut s’échappent, ils vont chez Mme Helvétius ou dans cette autre maison qui s’ouvre vers cette époque, la maison de Mme Necker. Mme Geoffrin, la patronne de l’Encyclopédie, voit son monde se disperser à demi, elle sent le sceptre tomber de ses mains, et son salon n’est plus au ton du jour; il date de Louis XV, il a eu son plus beau moment vers 1750, il ne répond plus au mouvement philosophique, social ou politique du règne de Louis XVI.

A vrai dire, dans cette marche des choses, dans tout ce qui se passe autour d’elle à mesure que se succèdent les dernières années qui lui restent encore, Mme Geoffrin ne voit plus « un mot pour rire. » Elle ne comprend pas trop où l’on va, et elle en vient à s’inquiéter de la France comme de la Pologne. Tantôt elle écrit à Stanislas-Auguste : « J’avoue à votre majesté que l’occupation où je suis continuellement de votre situation a rempli mon imagination de noir, et depuis quelque temps il s’y est joint nos propres malheurs : le mauvais état de nos finances, la fermentation d’une grande et belle province (la Bretagne), le mécontentement de tous nos parlemens, tout cela fait des visages et des conversations fort tristes. J’ai donc dit adieu à ma gaîté. » Tantôt, aux premières réformes de Louis XVI et de Turgot, elle dit : « Notre jeune roi est un parfait honnête homme,... nos ministres sont vertueux, ont beaucoup d’esprit et de lumières; ainsi il faut espérer que, quand l’expérience y sera jointe, tout ira bien. Dans ce moment-ci, on détruit, il faut voir ce qu’on rétablira sur les ruines. Jeune on se flatte, vieille on attend ! » Encore quelques mois, celle qui parle ainsi en 1776 est prise d’une paralysie qui la conduit tranquillement à la mort en 1777. Le dernier mot qu’elle écrit d’une main défaillante est pour dire à son roi de Varsovie : « Je vous aime de tout mon cœur ! » La dernière surprise qu’elle réserve à ses amis, les encyclopédistes de Paris, c’est de mourir en venant de faire son jubilé, c’est de s’éteindre