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dans les règles, après s’être confessée, un peu par bienséance, un peu par les soins de sa fille, la marquise de La Ferté-Imbault. « Ma fille, dit-elle en souriant, est comme Godefroy de Bouillon, elle a voulu défendre mon tombeau contre les infidèles. » Elle a beau faire, elle reste obstinément la femme du XVIIIe siècle, et comme un jour, dans sa dernière maladie, on discute autour d’elle sur tous les moyens possibles que les gouvernemens auraient à employer pour rendre les peuples heureux, elle se réveille tout à coup pour mettre son mot dans la conversation, pour dire : « Ajoutez le soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s’occupe pas assez! »

Ainsi elle s’en va, se détachant sans effort de la vie. Mme Du Deffand fait lestement, d’un trait acéré, son oraison funèbre : « Vous voyez que la mort en veut ici aux personnes d’un mérite singulier : d’abord Mlle de Lespinasse, ensuite M. le prince de Conti, puis Mme Geoffrin... Ces trois personnes étaient fort célèbres, chacune dans leur genre. On regrettera moins M. le prince de Conti, parce qu’il n’avait plus de maison. Les désœuvrés se rassemblaient chez les deux autres; jusqu’à ce qu’il survienne quelques personnes assez ridicules pour être dignes de leur succéder, il faudra s’en passer... » D’autres, Morellet, d’Alembert, ont mieux parlé de la femme qui avait pendant si longtemps « fait le charme de la société, » dont « la mémoire sera intéressante pour ceux qui l’ont aimée. » Quant à ce roi de Pologne qui, lui aussi, a vu certes tout changer depuis les illusions de son avènement, qui reste aux prises avec toutes les difficultés, entre le démembrement de 1772 et les autres démembremens qui viendront, il faut dire qu’il ne cesse pas, jusqu’à la dernière heure, d’envoyer des témoignages d’affection à cette bourgeoise parisienne, qu’il appelle encore « ma chère maman. » Sa dernière lettre arrive à Mme Geoffrin quelques semaines avant qu’elle ne s’éteigne, et de tout cela que reste-t-il après un siècle écoulé? Un souvenir qui pâlit, cette correspondance où revivent dans un même cadre, l’un auprès de l’autre, une femme de raison, image d’une société qui n’est plus, et un prince, image mélancolique de la plus infortunée des nations!


CH. DE MAZADE.