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tabagie, faisait triste figure, comparé à l’empereur Charles VI; mais les successeurs des rois de Cambrai ont régné à Toulouse, et la victoire a conduit naguère le successeur de Frédéric-Guillaume aux portes de Vienne! Enfin il ne faut demander aux Brandebourgeois aucun luxe de sentiment, aucun entraînement du cœur : les Ascaniens laissent à d’autres la folie de la croix ; ils n’ont de goût que pour les croisades proches et utiles qui rectifient les frontières.

Il est inutile de mêler aucune récrimination à ces faits indiscutables : il suffit de les constater. En Allemagne, on essaie pourtant de porter dans cette vieille histoire les préoccupations politiques du temps où nous sommes. Les uns sont heureux de faire remonter au moyen âge les origines de l’état qui dès son début se distingue nettement du reste de l’Allemagne et prélude ainsi à ses grandes destinées. D’autres mettent en lumière le caractère particulier des institutions de la Marche, afin de montrer que l’entente est impossible entre l’esprit allemand et l’esprit brandebourgeois, produits de deux histoires si différentes. Ils prévoient que la lutte commencée entre eux finira, non par la victoire de l’un ou de l’autre, mais par l’altération de tous les deux. Ils comprenaient bien l’office que pouvait remplir en Allemagne un état tout militaire, comme la Prusse, veillant sur la frontière, à l’orient et à l’occident, et demeuré une véritable marche à deux têtes, dont l’une était tournée vers la France et l’autre vers la Russie; mais ils s’inquiètent et pour l’Allemagne et pour l’Europe devoir l’Allemagne entière transformée en un état militaire, et entraînée dans la voie brandebourgeoise de l’accroissement indéfini, car c’est bien la loi qui résulte de toute l’histoire de la Prusse, prise à ses véritables origines. Le chef actuel de la monarchie en a la très claire intelligence, lui qui disait le jour de son couronnement : « Ce n’est pas la destinée de la Prusse de s’endormir dans la jouissance des biens acquis; la tension de toutes les forces intellectuelles, le sérieux et la sincérité de la foi religieuse, l’accord de l’obéissance et de la liberté, l’accroissement de la force défensive, sont les conditions de sa puissance; si elle l’oubliait, elle ne garderait pas son rang en Europe. » Dépouillez de ses accessoires la pensée principale de ce discours, écartez la forme mystique qu’aiment les pieux rois de la famille de Hohenzollern, et surtout entendez bien ce qu’il faut comprendre par « l’accroissement de la force défensive, » dans un pays où l’offensive a toujours été considérée comme le meilleur mode de défensive; il restera tout justement la loi de l’histoire de Prusse, qu’au siècle dernier Mirabeau a donnée sous cette forme plus brève : « la guerre est l’industrie nationale de la Prusse. »


ERNEST LAVISSE.