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manuscrit de Monmelas. Que ce petit détail dit de choses pour celui qui se souvient du rôle du cardinal de Tournon dans nos troubles civils et religieux, et par exemple comme il éclaire avec vivacité la scène fameuse de la première séance du colloque de Poissy, quand Théodore de Bèze, arrivant, dans son exposé de la doctrine protestante, à la question de la transsubstantiation, déclara audacieusement que Jésus-Christ est aussi éloigné de l’eucharistie que le ciel l’est de la terre ! Alors, disent unanimement tous les contemporains, le cardinal, se levant en grand courroux, s’écria que l’orateur avait blasphémé et insulté par ses paroles à la présence de leurs majestés, puis il demanda le renvoi de la réponse à une autre séance. L’homme qui avait choisi un tel blason ecclésiastique pouvait difficilement en effet entendre sans frémir un pareil langage, car c’était plus qu’une négation de sa foi que Théodore de Bèze avait proféré, c’était une insulte à ses armes et comme une sorte d’injure personnelle. Grâce à ce frontispice, l’imagination pénètre dans la vie secrète de cette scène, elle entre dans l’âme même de l’un des principaux personnages et en touche en quelque sorte un des ressorts importans, Tel est en histoire le rôle de ces choses de l’art ; rarement elles apportent des documens nouveaux, elles ne disent que ce que l’on sait, mais elles le disent avec un accent de poésie ou de passion qui le fait comprendre avec intimité et ne permet plus de l’oublier..Continuons, pour mieux nous en convaincre, de feuilleter le manuscrit du château de Monmelas.

Voici les vignettes qui entourent les prières des morts à la fin du volume : qu’elles sont lugubres ! tout le mobilier du trépas, la bière, les flambeaux funèbres, la pioche, la bêche, le linceul, la tête de mort, forme autour de la page manuscrite la plus affreuse des guirlandes : on dirait véritablement la chanson du fossoyeur d’Hamlet traduite par l’enluminure ;

Une pioche et une bêche, une bêche,
Et un linceul pour vêtement,
Oh ! et une fosse d’argile,
C’est tout ce qu’il faut à un tel hôte.


Ces vignettes sont mieux que des enjolivemens ; elles marquent une date importante dans les transformations du sentiment religieux. C’est certainement une des premières expressions de ce tour lugubre d’imagination que le catholicisme issu du concile de Trente sut imprimer aux âmes religieuses ; on y surprend tout près de sa source encore ce sentiment simple et fort de la mort matérielle nécessaire pour parler à des âmes déjà remplies de doute et que ne toucheraient plus suffisamment les craintes et les espérances